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le camée d’une bague, il examinait cette main longue et maigre où chaque particularité mettait une extraordinaire expression de vie et dont le contact lui donnait une sensation qui ne ressemblait à aucune autre. Il pensait, l’âme toujours enveloppée des sombres images évoquées naguère : « Quand je serai mort, quand elle me touchera, quand elle sentira cette glace… » Et il frissonna au souvenir de la répulsion qu’il avait éprouvée lui-même en touchant un cadavre.

— Qu’as-tu ? lui demanda sa mère.

— Rien… un tressaillement nerveux.

— Oh ! tu n’es pas bien, reprit-elle en hochant la tête. Où souffres-tu ?

— Nulle part, mère… Encore un peu agité, naturellement.

Mais ce qu’il y avait de forcé et de convulsif dans le visage du fils n’échappait point au regard maternel. Elle dit :

— Comme je me repens, comme je me repens de l’avoir envoyé là-bas ! Comme j’ai mal fait de t’y envoyer !

— Non, mère. Pourquoi ? Tôt ou tard, cela était nécessaire.

Et tout à coup, sans nulle confusion désormais, il revécut l’heure affreuse ; il revit les gestes, il réentendit la voix de son père ; il réentendit sa propre voix, cette voix si changée qui, contre toute attente, avait proféré des paroles si graves. Il lui semblait être étranger à cet acte, à ces paroles proférées ; et néanmoins, au fond de son âme, il sentait une sorte de remords obscur, il avait comme une conscience instinctive d’avoir dépassé les bornes, d’avoir commis une irréparable transgression, d’avoir foulé aux pieds quelque chose d’humain et de sacré. — Pourquoi s’était-il départi, avec une telle violence, de la grande résignation calme que l’image funèbre de Démétrius lui avait apportée, lorsqu’elle lui était apparue au milieu de la campagne muette ? Pourquoi n’avait-il pas persisté à considérer avec la même pitié douloureuse et clairvoyante la bassesse et l’ignominie de cet homme sur qui, comme sur tous les autres hommes, pesait un invincible destin ? Et lui-même, lui qui portait ce sang dans les veines, ne portait-il pas aussi peut-être au fond de sa substance tous les germes endormis de ces vices abominables ? S’il continuait à vivre, ne risquait-il pas, lui aussi, de tomber à son tour dans une semblable abjection ? — Et alors toutes les colères, toutes les haines, toutes les violences, tous les châtimens lui parurent injustes et vains. La vie, c’était une sourde fermentation de matières impures. Il crut sentir qu’il avait dans sa substance mille forces occultes, inconnaissables et indestructibles, dont l’évolution progressive et fatale avait composé son existence