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— C’est toi, mère ? Entre.

Elle entra, s’approcha du lit avec un empressement tendre, se pencha vers lui, lui mit une main sur le front, lui demanda :

— Comment vas-tu ? Te sens-tu mieux ?

— Un peu… encore étourdi… J’ai la bouche amère : je voudrais boire.

— Camille va te monter une tasse de lait. Veux-tu que j’ouvre davantage les battans de la fenêtre ?

— Comme tu voudras, mère.

Sa voix était altérée. La présence de sa mère irritait en lui ce sentiment de pitié pour soi-même qu’avait fait naître le tableau fictif des regrets funèbres dont il croyait l’heure prochaine. Dans son esprit, l’acte réel de sa mère ouvrant les fenêtres s’identifiait avec l’acte fictif qui devait amener la découverte terrible ; et ses yeux se mouillaient de commisération pour lui-même et pour la pauvre femme à laquelle il destinait un coup si cruel ; et la scène tragique lui apparaissait avec la netteté d’une chose vue. — Sa mère se retournait dans la lumière, l’appelait encore par son nom, un peu effrayée ; elle s’approchait pour la seconde fois, tremblante, le touchait, le secouait, le sentait inerte, glacé, rigide ; et alors elle tombait à plat ventre, évanouie sur son cadavre… — « Morte peut-être ? Un pareil coup pourrait la foudroyer. » Et son trouble s’accrut ; et l’instant lui sembla solennel comme tout ce qui est final ; et l’aspect, les actes, les paroles de sa mère prirent pour lui une signification et une valeur si insolites qu’il les suivit des yeux avec une attention presque anxieuse. Tiré tout à coup de son inertie intérieure, il venait de reprendre un sentiment de la vie extraordinairement actif. En lui réapparaissait un phénomène bien connu, dont la singularité avait souvent attiré son attention. C’était un passage instantané d’un état de conscience à un autre ; l’état nouveau avait avec l’état antérieur la même différence qui existe entre la veille et le sommeil, et cela lui rappelait le changement subit qui a lieu au théâtre, lorsque la rampe s’allume à l’improviste en projetant sa plus vive clarté.

Aussi, comme au jour des funérailles, le fils ouvrit sur sa mère des yeux qui n’étaient plus les mêmes, et il la vit telle qu’il l’avait vue alors, avec une étrange lucidité. Il sentit que la vie de cette femme se rapprochait, devenait attenante et comme adhérente à sa propre vie ; il sentit les correspondances mystérieuses du sang et la tristesse du destin qui les menaçait l’un et l’autre. Et, quand sa mère revint près de lui et s’assit à son chevet, il se souleva un peu sur l’oreiller, il lui prit une main, il essaya de dissimuler son trouble par un sourire. Sous prétexte de regarder