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fini de cracher son venin ? Quand aura-t-elle fini ? Quand aura-t-elle fini ? Elle veut donc que, je lui ferme la bouche à jamais ? Eh bien ! je le ferai un de ces jours. Ah ! quelle femme ! Depuis quinze ans, oui, quinze ans, elle ne me laisse pas une minute en paix. Elle a empoisonné ma vie, elle m’a fait périr à petit feu. Si je suis ruiné, c’est sa faute, comprends-tu ? c’est sa faute !

— Tais-toi ! cria George hors de lui, méconnaissable, blême comme un mort, tremblant de tous ses membres, envahi d’une fureur pareille à celle qui l’avait déjà soulevé contre Diego. Tais-toi ! Ne prononce pas son nom ! Tu n’es pas digne de lui baiser les pieds. J’étais venu pour t’en faire souvenir. Et je me suis laissé berner par ta comédie ! Je me suis laissé prendre à ton piège ! Ce que tu voulais, c’était une aubaine pour ta ribaude, et tu es arrivé à tes fins… Ah ! quelle honte !… Et tu as le cœur d’injurier ma mère !…

La voix lui manquait ; sa gorge s’étouffait ; un voile lui couvrait les yeux ; ses genoux se dérobaient sous lui comme si les forces allaient l’abandonner.

— Maintenant, adieu ! Je sors d’ici. Agis à ta guise. Ton fils, je ne le suis plus. Je ne veux plus ni te voir ni rien savoir de toi. Je prendrai ma mère, je l’emmènerai bien loin. Adieu !

Il sortit en chancelant, avec un voile d’ombre sur les prunelles. Tandis qu’il traversait les pièces pour gagner la terrasse, il entendit un froufrou de jupes et une porte qui claquait, comme derrière quelqu’un qui se retire en hâte pour ne pas être surpris. Aussitôt à l’air libre, hors de la grille, il eut une envie folle de pleurer, de crier, de courir à travers champs, de se frapper le front contre une roche, de chercher un précipice où tout finirait. Les nerfs lui vibraient douloureusement dans la tête et lui donnaient des élancemens cruels, comme s’ils se fussent rompus l’un après l’autre. Et il pensait, avec une épouvante que la mort du jour rendait plus atroce : « Où vais-je aller ? Retournerai-je là-bas ce soir ? » La maison lui semblait reculée dans un lointain infini ; la longueur de la route lui semblait infranchissable ; tout ce qui n’était pas la cessation immédiate et absolue de son affreuse torture lui semblait inadmissible.


VIII

Le matin suivant, lorsqu’il ouvrit les yeux après un sommeil très agité, il ne conservait des événemens de la veille qu’un souvenir confus. La tombée tragique du crépuscule sur la campagne déserte, le son grave de l’Angelus qui, prolongé dans ses oreilles