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— Quelle journée mauvaise aujourd’hui ! murmura le père, qui, affectant d’être tourmenté par les battemens de cœur, se laissa choir de tout son poids sur une chaise, ferma les paupières à demi, respira comme un asthmatique.

— Tu souffres ? dit George, presque timide, sans savoir si cette souffrance était réelle ou simulée, ni quelle contenance prendre.

— Oui… mais cela se passera dans un instant… Dès que j’ai la moindre agitation, la moindre inquiétude, je me sens plus mal. J’aurais besoin d’un peu de tranquillité, d’un peu de repos. Et au contraire…

Il s’était remis à parler sur ce ton lamentable de plainte entrecoupée qui, à cause d’une vague ressemblance d’accent, éveilla chez George le souvenir de la tante Joconde, de la pauvre idiote, lorsqu’elle essayait de l’attendrir pour avoir des sucreries. Désormais la feinte était devenue si évidente, si grossière, si ignoble, et, malgré tout, il y avait tant de misère humaine dans l’état de cet homme réduit à de pareilles bassesses pour satisfaire son vice implacable, il y avait tant de souffrance vraie dans l’expression de ce visage menteur, qu’il parut à George qu’aucune des angoisses de sa vie passée ne pouvait soutenir la comparaison avec l’horrible angoisse de ce moment-là.

— Et au contraire ?… demanda-t-il, comme pour encourager son père à poursuivre, comme pour hâter le terme de sa torture.

— Au contraire, depuis quelque temps, tout va de mal en pis, et les malheurs se succèdent sans relâche. J’ai fait des pertes considérables. Trois mauvaises années consécutives, la maladie de la vigne, le bétail décimé, les fermages réduits de plus de moitié, les impôts accrus dans d’énormes proportions… Regarde, regarde. Voici les papiers que je voulais te faire voir…

Et il prit sur la table une liasse de papiers, l’étala sous les yeux de son fils, se mit à expliquer confusément une quantité d’affaires très embrouillées qui concernaient des impositions foncières non payées s’accumulant depuis plusieurs mois. — Il fallait absolument se mettre en règle, et tout de suite, pour éviter un préjudice incalculable. On avait déjà opéré la saisie, et, d’un instant à l’autre, on poserait peut-être les affiches de vente. Comment faire, dans l’embarras momentané où il se trouvait sans qu’il y eût rien de sa faute ? Il s’agissait d’une somme assez forte. Comment faire ?

George se taisait, les yeux fixés sur les papiers que le père feuilletait de sa main bouffie, presque monstrueuse, aux pores très visibles, pâle d’une pâleur qui faisait un singulier contraste avec le visage sanguin. Par intervalles, il cessait d’entendre les