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des maladies qui couvent durant des années ; et puis, un beau jour, elles se déclarent à l’improviste. Mais alors il n’y a plus de remède. Il faut se résigner, attendre le coup d’une minute à l’autre…

En parlant ainsi, d’une voix altérée, il semblait se dépouiller de sa dureté et de sa brutalité massives, devenir plus vieux, plus faible, plus cassé. C’était comme une dissolution subite de toute sa personne, mais pourtant avec quelque chose d’artificiel, d’excessif et de théâtral qui n’échappa point à la perspicacité de George. Et le jeune homme songea aussitôt à ces comédiens qui, sur la scène, ont la faculté de se métamorphoser instantanément, comme s’ils s’ôtaient et se remettaient un masque. Il eut même l’intuition soudaine de ce qui allait suivre. — Sans nul doute, son père avait deviné le motif de sa visite inattendue, et il tâchait maintenant d’en tirer quelque effet utile par l’étalage de son mal. Sans nul doute encore, il se proposait d’atteindre un but bien défini. Quel était ce but ? — George n’eut aucune indignation, aucune colère intérieure ; il ne se prépara pas non plus à se défendre contre la fourberie qu’il prévoyait avec tant de certitude ; au contraire, son inertie s’accrut en proportion de sa lucidité. Et il attendit que la comédie suivît son cours, prêt à en subir toutes les péripéties, triste et résigné.

— Veux-tu entrer ? dit le père.

— Comme tu voudras.

— Eh bien ! entrons. J’ai des papiers à te faire voir.

Le père passa le premier, se dirigeant vers cette pièce dont la fenêtre ouverte versait dans toute la villa les roulades du serin. George le suivait, sans regarder autour de lui. Il s’aperçut que son père avait même changé sa démarche, de façon à feindre la fatigue ; et ce lui fut un chagrin poignant de songer aux impostures dégradantes dont il serait tout à l’heure le spectateur et la victime. Il sentait dans la maison la présence de la concubine ; il était sûr qu’elle se cachait dans quelque chambre, qu’elle était aux écoutes, qu’elle espionnait. Il pensa : « Quels papiers va-t-il me faire voir ? Que prétend-il obtenir de moi ? Il veut sans doute de l’argent. Il saisit l’occasion au passage… » Et il crut entendre encore certaines invectives de sa mère ; il se rappela certaines particularités presque incroyables qu’il avait apprises d’elle. « Que ferai-je ? Que répondrai-je ? »

Le serin dans sa cage chantait d’une voix limpide et forte, en variant les modulations ; et les rideaux blancs s’enflaient comme deux voiles, en laissant entrevoir un lointain d’azur. Le vent agitait quelques-uns des papiers qui encombraient la table ; et sur cette table, George aperçut, dans un disque de cristal qui servait de presse-papier, une vignette libertine.