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— Tu ne montes pas ?

— Oui, oui, je monte.

Il aurait voulu faire croire qu’il n’avait pas remarqué les deux enfans. Il se mit à monter par l’escalier découvert qui conduisait à l’une des grandes terrasses. Son père vint au-devant de lui. Ils s’embrassèrent. Il y avait, chez le père une ostentation manifeste de manières affectueuses.

— Tu t’es donc enfin décidé à venir ?

— Je voulais faire une promenade à pied, et la promenade m’a conduit jusqu’ici. Depuis si longtemps, je n’avais pas revu l’endroit ! Rien n’est changé, ce me semble…

Ses regards erraient sur la terrasse couverte d’asphalte ; il examinait les bustes l’un après l’autre, avec plus de curiosité qu’il n’était naturel.

— À présent, tu es presque toujours ici, n’est-ce pas ? demanda-t-il, pour dire quelque chose, pour se soustraire au malaise des intervalles de silence, dont il prévoyait la fréquence et la longueur.

— Oui, à présent, j’y viens souvent et j’y reste, répliqua le père, avec dans la voix une nuance de tristesse dont le fils fut surpris. Je crois que l’air me fait du bien… depuis que s’est déclarée ma maladie de cœur.

— Tu as une maladie de cœur ? s’écria George en se retournant vers lui avec un émoi sincère, frappé qu’il était par l’imprévu de cette nouvelle. Comment ? depuis quand ? Je n’en ai jamais rien su… Personne ne m’en a jamais soufflé mot…

Il regardait maintenant son père au visage, sous cette grande lumière crue que réverbérait le mur frappé par le soleil oblique, croyant y découvrir les symptômes de la maladie mortelle. Et c’était avec une compassion douloureuse qu’il observait ces rides profondes, ces yeux bouffis et troublés, ces poils blancs qui hérissaient les joues et le menton rasés de la veille, ces moustaches et ces cheveux auxquels la teinture donnait une couleur indécise entre le verdâtre et le violacé, ces grosses lèvres où la respiration avait un halètement d’asthme, ce cou court qui paraissait coloré par du sang extravasé.

— Depuis quand ? répéta-t-il sans cacher son trouble ; et il sentait diminuer sa répugnance vis-à-vis de cet homme qu’une rapide succession d’images, claires comme la réalité, lui représentait sous la menace de la mort, défiguré par l’agonie.

— Est-ce qu’on sait jamais depuis quand ? repartit le père, qui, en présence de ce trouble sincère, exagérait sa souffrance pour entretenir et pour accroître une pitié dont il réussirait peut-être à tirer profit. Est-ce qu’on sait jamais depuis quand ? Ce sont