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finale qui s’était formée en lui sans combat lors de l’apaisement imprévu au milieu de la campagne glauque et taciturne, il réussissait maintenant à retrouver dans ses sensations une saveur désapprise, il se complaisait à remonter jusque dans les méandres les plus reculés le cours de sa propre existence, si proche désormais du terme résolu. Cette curiosité pour les manifestations, même les plus fugitives, que son être avait dispersées dans le temps, cette sympathie émue pour les choses avec lesquelles il avait été en communication autrefois tendaient à se changer en un attendrissement alangui et larmoyant, presque féminin. Mais, lorsqu’il entendit des voix près de la grille, il secoua cette langueur ; et, lorsqu’il aperçut une fenêtre ouverte où pendait entre les rideaux blancs la cage d’un canari, il retrouva le sentiment de la réalité présente et ressentit de nouveau sa première angoisse. Les alentours étaient calmes, et on percevait distinctement les roulades de l’oiseau prisonnier.

Il se dit avec un serrement de cœur : « Ma visite n’est pas attendue. Si cette femme était avec lui ? » Près de la grille il vit deux enfans qui jouaient dans le sable ; et, avant d’avoir le temps de les observer, il devina que c’étaient ses frères adultérins, les fils de la concubine. Il avança ; et les deux enfans se retournèrent, se mirent à le regarder avec surprise, mais sans intimidation. Sains, robustes, florissans, avec des joues vermeilles de santé, ils portaient l’empreinte manifeste de leur origine. Cette vue le bouleversa ; une terreur irrésistible l’assaillit ; il songea à se cacher, à revenir en arrière, à s’enfuir, et il leva les yeux vers la fenêtre avec l’effroi d’apercevoir entre les rideaux la figure de son père ou celle de cette femme odieuse, dont il avait entendu raconter tant de fois les perfidies, les convoitises, toutes les turpitudes.

— Ah ! monsieur ! vous ici ?

C’était la voix d’un domestique qui venait à sa rencontre. En même temps, son père lui criait de la fenêtre :

— C’est toi, George ? Quelle surprise !

Il rentra en possession de lui-même, se composa un visage riant, tacha de se donner de la désinvolture. Il avait eu la sensation soudaine qu’entre son père et lui venaient de se rétablir ces rapports artificiels, de forme presque cérémonieuse, dont ils usaient l’un et l’autre depuis plusieurs années pour déguiser leur gêne lorsqu’ils se trouvaient en contact immédiat et inévitable. Et il avait senti en outre que sa volonté venait de l’abandonner totalement et qu’il ne serait jamais capable d’exposer avec franchise le vrai motif de cette visite inattendue.

Son père lui disait de la fenêtre :