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Les hommes vivent aussi de sentimens, mais de sentimens quelquefois plus hauts que les vôtres, et c’est ce que vous appelez des idées, parce que ces idées embrassent un ordre plus universel que celui auquel vous vous attachez le plus souvent. Chère amie, on ne fait rien sans l’amour ici-bas, et soyez persuadée que, si nous n’avions que des idées, nous serions les plus impuissans du monde. »

La régularité et la fréquence de cette correspondance devaient cependant diminuer avec le retour de Lacordaire en France, sans cesser jamais complètement. Depuis le moment où il revint à Paris avec l’habit de saint Dominique, jusqu’à celui où il s’établit définitivement à Sorèze, Lacordaire ne cessa de mener une vie de Frère pérégrinant (c’est ainsi que s’appelaient autrefois les Dominicains missionnaires), allant prêcher de ville en ville, à Bordeaux, à Strasbourg, à Nancy, ou bien rendant visite aux divers maisons de son Ordre, qui se développait rapidement. Par sa générosité inépuisable, Mme de V... fut pour beaucoup dans la rapidité de ce développement, et les Dominicains d’aujourd’hui ne savent peut-être pas tout ce qu’ils doivent à cette bienfaitrice inconnue. Il y eut de sa part une intervention constante, discrète, ignorée de tous et d’autant plus méritoire qu’au début elle avait été plus opposée à l’entreprise. Elle s’était cependant familiarisée avec cette nouvelle existence dont elle s’était exagéré les rigueurs, et la robe de moine avait cessé de lui faire peur. Elle avait même obtenu que Lacordaire se fît peindre en Dominicain, ne se doutant peut-être pas qu’elle favorisait ainsi un de ses secrets desseins. « Exposez, avait-il dit au peintre, qui lui demandait l’autorisation de faire figurer ce portrait au Salon : ce sera une manière de faire connaître mon habit. » Mais le Salon fermé, le portrait partait pour le château de B... où il était suspendu en belle place. Lacordaire en plaisantait : « Je suis ravi de savoir mon portrait si bien placé dans votre salle à manger, offert à l’admiration de ceux qui viennent vous voir, évêques, curés, gentilshommes. Voilà des conversations pour bien longtemps, et qui sait si un jour, quand vous et moi nous serons morts, je ne deviendrai pas pour votre postérité un vieux parent d’avant la Révolution et tout ce qui peut s’ensuivre d’un portrait, quand la Providence le veut? » Ce portrait de Chasseriau existe encore. Il a figuré en 1883 à l’Exposition des portraits du siècle. Il représente Lacordaire avec une figure pâle, émaciée, et de grands yeux noirs un peu durs. Il plaisantait dans cette même lettre, et avec raison, sur cet air de dureté que le peintre lui avait donné et qui n’était pas dans sa physionomie véritable, car il avait au contraire les yeux