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soulever efficacement contre la majeure partie de son être et qui lui permît d’en avoir raison comme d’une lâche canaille. Mais ce soulèvement factice ne durait pas et ne lui servait à rien pour le pousser vers la résolution virile. Alors il entreprenait d’examiner la situation avec calme et se faisait illusion par la rigueur même de son raisonnement. Il pensait : « À quoi puis-je être utile ? À quels maux mon intervention peut-elle remédier ? Cet effort douloureux que ma mère et les autres exigent de moi, produirait-il quelque avantage réel ? Et quel avantage ? » Comme il n’avait pas trouvé en lui-même l’énergie nécessaire à l’exécution de l’acte, comme il n’avait pas réussi à provoquer en lui-même une révolte profitable, il recourait à la méthode opposée, il tâchait de se démontrer l’inutilité de l’effort. « À quoi cet entretien aboutira-t-il ? À rien, certainement. Selon l’humeur de mon père et selon la marche de la conversation, il serait ou violent ou persuasif. Dans le premier cas, les hurlemens et les injures me prendraient au dépourvu. Dans le second cas, mon père trouverait une foule d’argumens pour me prouver soit son innocence, soit la nécessité de ses fautes, et je serais également pris au dépourvu. Les faits sont irréparables. Le vice, lorsqu’il est enraciné dans l’intime substance de l’homme, devient indestructible. Or, mon père est à l’âge où les vices ne se déracinent plus, où les habitudes ne s’abolissent plus. Il a depuis des années cette femme et ces enfans. Ai-je la moindre chance que mes admonestations l’induisent à y renoncer ? Ai-je la moindre chance de le convaincre qu’il faut rompre toutes ces attaches ? Hier j’ai vu cette femme. Il suffit de la voir pour deviner qu’elle ne lâchera jamais l’homme dont elle tient la chair sous sa griffe. Elle le dominera jusqu’à la mort. La chose est maintenant sans remède. Et puis, il y a ces enfans, les droits de ces enfans. D’ailleurs, après tout ce qui a eu lieu, une réconciliation serait-elle possible entre mon père et ma mère ? Jamais. Toutes mes tentatives seraient donc infructueuses. Et alors ? Reste la question du dommage matériel, du gaspillage, de la dilapidation. Mais dépend-il de moi d’y mettre ordre, puisque je vis loin du foyer ? Il faudrait pour cela une vigilance de tous les instans, et Diego seul pourrait l’exercer. Je parlerai à Diego, je me concerterai avec lui… En fin de compte, pour l’heure, l’unique affaire urgente, c’est la dot de Camille. Le fait est qu’Albert se remue beaucoup à ce sujet, et il est même le plus ennuyeux de tous mes solliciteurs. Peut-être ne me sera-t-il pas trop difficile de trouver un arrangement. »

Il se proposait de favoriser sa sœur en contribuant à lui constituer une dot ; car, héritier de toute la fortune de son oncle Démétrius, il était riche et déjà en possession de ses biens. Le projet d’accomplir cet acte généreux le releva dans sa propre conscience.