Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/746

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que je ne saurais te dire. C’est comme si je sentais mon sang s’écouler peu à peu de mon cœur…

Elle s’interrompit, suffoquée par l’angoisse. Elle essuya ses larmes.

— Si du moins, ajouta-t-elle, si du moins celui que je porte naissait, je ne dis pas avec la beauté, mais avec la santé ! Si, pour cette fois, Dieu me venait en aide !

Et elle se tut, attentive, comme pour tirer un présage du tressaillement de la vie nouvelle qu’elle portait dans son sein. George lui prit la main. Et, pendant quelques minutes, sur le banc, le frère et la sœur restèrent immobiles et muets, accablés par l’existence.

Devant eux s’étendait le jardin solitaire et abandonné. Les cyprès, hauts, droits, rigides, se dressaient religieusement vers le ciel, comme des cierges votifs. Les souffles rares qui passaient sur les rosiers voisins avaient à peine la force d’effeuiller quelque rose fanée. Tour à tour, on entendait et on cessait d’entendre le piano, là-bas, dans la maison.


IV

« Quand ? quand ? L’acte qu’ils veulent m’imposer devient donc inévitable ? Je serai donc obligé d’affronter cette brute ? » George voyait s’approcher l’heure avec une crainte folle. Une insurmontable répugnance montait des racines de son être à la seule pensée qu’il devrait se trouver seul, dans une chambre close, en tête à tête avec cet homme.

A mesure que les jours passaient, il sentait croître son anxiété et son humiliation en sa coupable inertie ; il sentait que sa mère, que sa sœur, que toutes les victimes attendaient de lui, du premier-né, l’acte énergique, la protestation, la protection. — En effet, pourquoi avait-il été appelé ? Pourquoi était-il venu ? — Désormais, il ne lui semblait plus possible de partir avant d’avoir rempli ce devoir. Sans doute, à la dernière minute, il pourrait s’esquiver sans prendre congé, s’enfuir, puis écrire une lettre où il aurait justifié sa conduite par n’importe quel prétexte plausible… Au plus fort de son épouvante, il osa songer à cette ignominieuse ressource ; il s’attarda à en examiner les moyens, à en combiner les moindres détails, à en imaginer les résultats. Mais, dans les scènes imaginées, le visage douloureux et ravagé de sa mère suscitait en lui un intolérable remords. Les réflexions qu’il faisait sur son égoïsme et sur sa faiblesse le révoltaient contre lui-même ; et il s’acharnait avec une furie puérile à trouver au fond de lui-même quelque parcelle d’énergie, qu’il pût exciter et