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« Elle se souvient », pensa George en voyant sa mère absorbée. Il devina l’inexprimable tristesse qui, sans nul doute, lui envahissait l’âme au souvenir des jours heureux, aujourd’hui que la ruine était complète, aujourd’hui que, après tant de trahisons, après tant d’infamies, tout était irréparablement perdu. « Elle était aimée de lui, autrefois ; elle était jeune ; peut-être n’avait-elle pas encore souffert !… Combien son cœur doit soupirer ! Quel regret, quel désespoir doit lui monter des entrailles ! » Le fils souffrait de la souffrance maternelle, reproduisait en lui-même les angoisses de sa mère. Et il s’attarda si longtemps à savourer la délicatesse suprême de son émotion que ses yeux se voilèrent de larmes. Ces larmes, il les réprima par un effort, et il les sentit tomber en dedans, très douces. « Ah ! mère, si tu savais ! »

En se retournant, il vit que Christine lui souriait par-dessus les roses.

Le fiancé de Camille était en train de dire :

— C’est ce qu’on appelle ignorer le premier mot du Code. Quand on a la prétention de…

Le baron approuvait les argumens du jeune docteur et répétait à chacune de ses phrases :

— Assurément, assurément.

Ils démolissaient le maire.

Le jeune Albert était assis à côté de Camille, sa fiancée. Il était tout luisant et tout rose, comme une figure de cire ; il portait une petite barbe taillée en pointe, des cheveux partagés par une raie droite, quelques boucles bien arrangées autour du front, et, sur le nez, des lunettes à monture d’or. George pensa : « C’est l’idéal de Camille. Depuis des années, ils s’aiment d’un amour invincible. Ils croient à leur bonheur futur ; ils ont longtemps soupiré après ce bonheur. Sans doute, Albert a promené cette pauvre fille à son bras par tous les lieux communs de l’idylle. Camille est gâtée ; elle souffre de maux imaginaires ; elle ne fait du matin au soir que fatiguer de Nocturnes le piano son confident. Ils s’épouseront ; quel sera leur sort ? Un jeune homme vaniteux et vide, une jeune fille sentimentale, dans le milieu mesquin de la province… » Un instant encore, il suivit en imagination le développement de ces deux existences médiocres, et il s’attendrit de pitié pour sa sœur. Il la regarda.

Physiquement, elle lui ressemblait un peu. Elle était grande et mince, avec de beaux cheveux châtain clair, avec des yeux clairs mais changeans, tour à tour verts, bleus ou cendrés. Un nuage léger de poudre de riz la rendait plus pâle encore. Elle avait deux roses sur le sein.

« Peut-être me ressemble-t-elle encore autrement que par