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ma vie ; mais ce malheur n’emporte pas pour moi que tout doive être fini et impossible entre vous et moi. J’ai été le premier à penser que la pauvre amitié pouvait trouver sa place partout. Vous seule avez paru un instant croire le contraire. C’est là ce qui m’a horriblement blessé... »

Après cet orage, la relation reprit son cours, mais la pauvre amitié continuait à passer par bien des épreuves. Mme de V... ne pouvait mettre un terme à ses inquiétudes. Sans cesse elle se forgeait des chimères. Après un nouveau séjour en France, Lacordaire était revenu à Rome, ramenant avec lui neuf novices. Le couvent de Saint-Clément leur avait été concédé, et, dans la pensée de Lacordaire, ce couvent serait devenu le berceau de la province dominicaine de France. Tout à coup, sans que rien eût pu faire prévoir un coup aussi rude, ordre arriva aux novices de se disperser. Moitié du petit troupeau était envoyée au couvent de Bosco dans le Piémont, l’autre moitié à la Quercia, et défense était faite à Lacordaire de s’occuper désormais des novices ramenés par lui. Un moins ferme eût plié sous l’orage et renoncé à son entreprise. Lacordaire tint bon, et il demeura seul à Rome, inébranlable dans son dessein et dans sa confiance. Mais Mme de V... était en proie à des transes mortelles. Elle voyait déjà Lacordaire plongé dans les cachots de l’Inquisition, et elle voulait qu’il se dérobât par la fuite aux périls dont elle le voyait environné. Il fallait que Lacordaire la rassurât, d’abord en la raillant doucement, puis en opposant de nouveau à l’idéal de vie douce et paisible qu’elle rêvait pour lui, la vocation du serviteur de Dieu, telle qu’il la comprenait. « Chère amie, lui écrivait-il, vous m’étonnez toujours par le charme de votre esprit et la faiblesse de vos conseils. Vous êtes comme le passager d’un navire qui, au premier vent, demande toujours qu’on pousse à la côte, et ne peut se figurer qu’on arrive plus vite avec la tempête. Soyez donc tranquille, une bonne fois. Avant qu’on ne me mette en prison, vous avez bien des choses à voir. Cela pourra venir avec le temps, car Dieu sait à quoi est réservée notre vie; mais les événemens qui compromettraient ma liberté l’auraient atteinte sous l’habit séculier comme sous le froc. Non, mon amie, vous me reverrez. Vous me reverrez toutes les fois que je le voudrai et je le voudrai toutes les fois que les intérêts de l’Eglise me le permettront. Le sort tranquille que vous me souhaitez est-il fait pour l’homme? Arrange-t-on sa vie à l’ombre ou au soleil, selon son plaisir? Oh! que je voudrais vous voir une âme non pas moins aimante, mais sachant, malgré l’affection, encourager aux fortes œuvres! Vous me disiez l’autre jour que les hommes vivent d’idées et les femmes de sentimens. Je n’admets pas cette distinction.