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La blessure devait cependant guérir plus vite qu’il ne pensait. Une nouvelle lettre, où Mme de V... implorait probablement son pardon, lui arriva dans un moment douloureux. Lacordaire s’était pris d’une affection passionnée pour un jeune homme qu’il avait amené de France, et avec lequel il avait pris l’habit. Ce jeune homme était à l’agonie, lorsque Lacordaire reçut la lettre de Mme de V... Comment avoir le courage de couper de sa propre main les liens d’une affection ancienne au moment même où la mort tranchait ceux d’une affection nouvelle ? Du chevet de son ami mourant, Lacordaire écrivit donc à son amie repentante quelques lignes affectueuses. Mais il ne voulut pas, cependant, rentrer en correspondance régulière sans avoir avec elle une explication sur le malentendu qui les divisait. «Vous me le dites vous-même dans votre lettre du 24, lui écrivait-il : Il n’est pas en moi de m’associer aux grandes idées. Je ne prends point cette phrase à la lettre ; mais il est de fait que vous ne m’avez jamais paru vous intéresser aux destinées de l’Eglise, à l’avenir du monde. Vous me faisiez dans votre cœur une vie heureuse, bien accommodée, ornée d’une gloire sans péril ; je vous semblais presque fou et ingrat de repousser un sort si clair. C’est là ce que vous avez appelé constamment ne pas vous comprendre. Eh bien! si, je vous comprends; il n’y a rien de si facile que de vous comprendre. Qui ne comprend la joie de l’aisance, d’une vie sûre et modérée, des jouissances de l’amitié? Qui ne comprend que, humainement parlant, cela vaut mieux que de ressusciter un Ordre, de vivre dans un cloître, de sacrifier sa vie à mille devoirs obscurs et à mille chances de ruine? Mais jamais homme fort et bien doué s’arrêta-t-il, qu’il eût agi pour Dieu ou pour soi, dans de telles espérances? Si je vous avais écouté, je serais en apparence le plus heureux homme du monde, et en réalité j’aurais à lutter à la fois contre tous les instincts de ma nature et contre les remords d’une conscience manquant sa voie. J’aurais eu, dites-vous, la gloire de parler et d’écrire, et n’est-ce donc rien? C’est beaucoup quand on a reçu de Dieu cette seule vocation; ce n’est rien à qui en a reçu une autre. Qu’eussiez-vous donc dit si j’avais eu la vocation d’être missionnaire en Chine, et si j’avais quitté Paris, pour le plaisir de m’exposer à mourir de faim ou à avoir la tête tranchée, sans parler du reste? Qu’auriez-vous dit des martyrs de la primitive Église, qui sans doute me valaient bien? Ne voyez-vous pas, chrétienne ou non chrétienne, que les plus grands hommes n’ont jamais choisi la voie aisée? Je vous accuserais bien à mon aise, si je voulais, d’incompréhension. Mais à quoi sert de se renvoyer des accusations? C’est un malheur pour moi de vous savoir rebelle à des desseins auxquels j’ai consacré