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M. Crispi vient d’imposer à son pays. Sans lui, sans sa présence au pouvoir, l’Italie aurait fait l’économie d’une élection générale, économie moindre que celle d’une révolution, mais qui pourtant a sa valeur. M. Crispi a été le seul juge de l’opportunité qu’il pouvait y avoir à dissoudre la Chambre. Il a tranché la question à lui seul. C’est une grande responsabilité qu’il a prise : on comprend qu’il l’ait assumée vaillamment après avoir lu le discours prononcé par lui à la veille du scrutin. Un ministre de tout autre pays, fût-il M. de Bismarck dans toute sa gloire, aurait hésité à employer, en parlant de lui-même, les termes dont a usé M. Crispi : peut-être aurait-il redouté quelques épigrammes. Mais il fallait bien justifier un acte aussi considérable qu’une dissolution suivie d’une élection générale, le tout à cause d’un homme, et par conséquent grandir cet homme jusqu’aux proportions démesurées d’un sauveur de profession, d’un de ces chevaliers surnaturels qui viennent on ne sait d’où, portés par un cygne blanc et couverts d’une armure éclatante. M. Crispi a pris résolument cette attitude. De même qu’en 1891, le jour de sa chute, il a accusé les gouvernemens qui l’avaient précédé de s’être montrés « serviles » à l’égard de l’étranger, de même il les a accusés, cette fois, d’avoir conduit l’Italie jusqu’à l’extrême bord de l’abîme, et de lui avoir fait plus de mal qu’une bataille perdue. « Alors, a-t-il dit en propres termes, l’Italie tourna ses regards vers moi, et elle respira. » Tout fut sauvé comme par enchantement : le trône d’abord, l’ordre social ensuite, qui depuis ont été de nouveau menacés par la criminelle coalition d’ennemis de la couronne tels que M. Brin, et d’ennemis de la société tels que M. di Rudini. Si M. Crispi a raison dans ses alarmes, on se demande avec épouvante ce que l’Italie deviendra lorsqu’il ne sera plus là.

En attendant, il atout sauvé une fois de plus. Lui d’abord. Candidat dans neuf circonscriptions, dont six en Sicile, il a été élu dans toutes. Mais, à Rome, on a été frappé de voir qu’il n’avait sur son concurrent qu’une majorité de deux cents et quelques voix, alors qu’un remaniement intelligent des listes électorales avait supprimé, dans la capitale seule, 5 728 électeurs. Et quel était son concurrent ? Un révolutionnaire, un socialiste, M. De Felice, le créateur des fasci di lavoratori siciliens, un condamné politique actuellement sous les verrous. D’autres prisonniers, non moins socialistes et révolutionnaires, non moins inéligibles que M. De Felice, ont été élus comme lui dans divers circonscriptions, après avoir échoué, toujours comme lui, contre M. Crispi, mais avec de fortes minorités. Les socialistes s’en réjouissent. Ils n’étaient que cinq dans la dernière Chambre, ils seront une quinzaine dans celle-ci. Ils ont fait le total des voix qu’ils ont obtenues un peu partout, et ce total serait inquiétant, si beaucoup d’électeurs n’avaient pas voté pour M. De Felice ou pour M. Barbato bien plus à cause du caractère de protestation générale que revêtait leur candidature, qu’à cause de