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s’il se réalisait. Concevez-vous l’enfer qu’il doit y avoir dans le cœur de tous ces braves gens qui prêchent l’abnégation évangélique, et qui calculent leur vie pour avoir un évêché, ne disant pas un mot, ne faisant pas un geste qui puisse être un obstacle à leur chimère ? Le dernier frère convers dominicain est plus heureux cent fois et plus respectable que tout ce monde. Pensez-vous d’ailleurs qu’un évêché convînt à ma nature, et que je serais bien à l’aise, sous l’amas de paperasses et de notes administratives qui constituent aujourd’hui la vie d’un évêque ? Laissons donc là, je vous prie, les évêchés, et contentons-nous d’assister à la distribution qui s’en fait, avec le sincère désir qu’ils arrivent à de bons prêtres. Ni vous ni moi, chère amie, ne verrons la nouvelle Eglise que Dieu prépare à la France. Il lui faudra plus d’un siècle pour se former; mais, à moins que notre patrie ne périsse, elle se formera inévitablement. Or, c’est tout que l’avenir; et celui qui ne veut triompher que dans son moment imperceptible est semblable à l’homme qui préférerait manger un pépin que le planter pour faire un arbre à sa postérité. Les amateurs de pépins sont innombrables, depuis l’oiseau-mouche jusqu’aux curés et autres qui aspirent à la mitre. Ne soyez pas du nombre, je vous en prie, et que l’amitié ne vous fasse rien perdre de la grandeur naturelle de votre esprit. « 

Cependant le noviciat de Lacordaire touchait à son terme. Sa prise d’habit allait avoir lieu, et il lui faudrait quitter la Quercia. Où irait-il le lendemain? Après d’assez longues irrésolutions, il écrivit au Maître général des Dominicains une très belle lettre dans laquelle il demandait, en son nom et au nom de son compagnon, la permission de demeurer encore trois ans à Rome, au centre de l’Ordre, pour s’initier à ses traditions, tout en déclarant « qu’ils continuaient d’appartenir à la France par leur baptême, par ses malheurs et ses besoins, par leur foi profonde en ses destinées, par leur âme tout entière et qu’ils voulaient vivre et mourir ses enfans et ses serviteurs. » Mais ce n’était pas sans appréhension que Lacordaire communiquait cette lettre à Mme de V... Il se sentait si loin maintenant, si obscur, si moine, et il redoutait une explosion de son amitié. Au premier moment elle se résigna. Il est donc assez difficile de comprendre ce qui se passa entre eux quelques mois après, et pourquoi Lacordaire, après avoir laissé sans réponse deux lettres consécutives, finit par lui adresser ces lignes si dures : « La confiance entre difficilement dans le cœur de l’homme et s’en retourne vite. Laissons couler le temps sur ces ruines que vous avez faites. Je bénirai Dieu si jamais il renoue les temps interrompus et met un baume sur une blessure dont je voudrais guérir. »