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l’orchestre, c’est-à-dire dans la musique seule, dans la pure musique.

Ainsi Wagner, en cet incomparable troisième acte, est déjà lui-même par certains côtés ; mais il l’est encore sans rigueur et sans tyrannie. Le chant instrumental qui suit Élisabeth est le chant d’amour, ou plutôt un des chants d’amour de Wolfram au second acte, dans la scène du concours. Revenant ici comme l’adieu de Wolfram à la vierge qui s’éloigne sans mot dire, il prendra pour vous, si vous le reconnaissez, l’intérêt spécial et tout wagnérien du leitmotiv. Mais ne le reconnussiez-vous pas, vous en jouiriez encore, et jamais on ne l’entendra sans le comprendre et l’admirer, crût-on l’entendre pour la première fois. De même la célèbre romance de l’étoile, une romance sans doute, est par la poésie et par la musique quelque chose de plus. Ce rythme, cet accompagnement peut-être étaient connus, mais non pas cette admirable fantaisie dans le récitatif, ni cette dégradation chromatique et toute wagnérienne dans le dessin de la mélodie. Si le chromatisme chez Wagner peut être cruel, il arrive quelquefois, ici par exemple, qu’il soit délicieux. Et quant à l’étoile du soir, Wolfram ne la salue pas seulement parce qu’elle est étoile, sujet banal de banale poésie, mais pour qu’à son tour elle salue Élisabeth, « pour que tu la salues, lui dit-il, si elle passe près de toi et si tu la vois s’envoler loin de cette vallée terrestre pour entrer là-haut parmi les anges bienheureux ».

Le récit du pèlerinage à Rome, comme la scène de la sortie d’Élisabeth, est un des premiers chefs-d’œuvre de l’art purement wagnérien. Ici éclate aux esprits, dans ce qu’il a de vraiment personnel et nouveau, le double génie de Wagner. Le poète dramatique exigeait ce récit et l’imposait ; il en a dressé devant le musicien l’obstacle qui semblait infranchissable, et le musicien l’a franchi. Ce magnifique fragment n’est pas un récitatif, encore moins un air : plutôt une suite et comme une somme de divers élémens : des mélodies très nettes et très caractérisées, et avec cela la plus libre déclamation ; l’orchestre toujours éloquent et parfois, le dominant, la voix plus éloquente encore ; une indépendance parfaite et pourtant une composition évidente, des retours, des périodes, presque des cadres ; quelques thèmes merveilleusement expressifs, et, pour en nuancer, pour en graduer l’expression, une science, une psychologie des sonorités plus merveilleuse encore ; voilà tout ce qui fait de ce récit la plus étonnante relation de voyage qu’il y ait dans la musique entière.

On l’a remarqué judicieusement : « Scribe aurait trouvé là le sujet d’un acte entier. Wagner a préféré ne pas montrer le tableau et le raconter. C’est le récit épique substitué au drame proprement dit[1]. » Au lieu des événemens eux-mêmes, c’en est la réaction et

  1. MM. A. Soubies et Ch. Malherbe, l’Œuvre dramatique de Richard Wagner.