Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/708

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Robert assure la victoire matérielle du bien. Et ce bien quel est-il ? De ce combat quel est l’enjeu ? L’amour de l’insipide Isabelle, la « princesse d’opéra » par excellence, et le prie-Dieu nuptial qui attend à côté du sien, devant le maître-autel de la cathédrale de Palerme, Robert encore frémissant, encore chaud du souffle de l’enfer.

Il faut reconnaître que l’idée de Tannhæuser est d’une autre portée et d’une autre grandeur. Wagner ici peut demander et répondre avec le Corneille de Polyeucte :


Y va-t-il de l’honneur ? Y va-t-il de la vie ?
— Il y va de bien plus !


et des trois opéras où l’ange et la bête sont aux prises, Tannhæuser est celui où l’un et l’autre sont le plus la bête et le plus l’ange.

La bête d’abord. Wagner est le premier qui l’ait osé déchaîner elle-même. Qu’était-ce, dans le Freischutz, qu’une heure de connivence avec les esprits de l’abîme, la participation d’une nuit aux diableries de la Gorge aux Loups ? Qu’était-ce pour Robert qu’un baiser de hasard pris en tremblant sur l’épaule glacée de l’abbesse sortie de son tombeau ? Dans Tannhæuser il ne s’agit plus des mystères de la nature, mais de ceux, plus terribles, de l’âme. Ici plus d’enchantemens ni de maléfices, mais le mal lui-même, le mal en soi, voulu et choisi délibérément ; le mal non plus au dehors de l’homme, mais en lui, tenant le centre ou le fond de son être. Et quel mal ? le plus dévorant de tous, la sensualité et la luxure, toute la fureur, toute la folie de la chair et du sang, et, comme écrivait un philosophe chrétien, « le corps entier qui n’est bientôt qu’un holocauste au feu d’enfer[1]. »

Le bien à son tour dans Tannhæuser n’a plus rien d’extérieur ni de matériel. La joie n’y est point terrestre, et comme le mal y est le péché, le bien y est le salut, j’entends le salut éternel. Cet opéra n’est pas de ceux qui finissent par un mariage. Dès le début de l’ouverture, ce n’est plus la nature qui chante, mais la foi ; c’est la mélodie des pèlerins, ce n’est plus celle de la forêt. La nature pourtant n’est pas absente du drame ; elle y coopère, elle y est source d’émotion et de beauté, mais en se faisant elle aussi toute spirituelle et morale, en se colorant pour ainsi dire d’un reflet de piété. La chanson du pâtre s’unit d’elle-même au cantique des pèlerins. Le souffle qui abat Tannhæuser à genoux est à la fois le souffle de l’Esprit et celui du printemps, et Wolfram au dernier acte ne demande à l’étoile du soir que de saluer pour lui l’âme d’Elisabeth entrant au ciel.

Le dernier acte de Tannhæuser est le plus beau des trois parce que les deux forces de l’œuvre y sont portées au comble, parce qu’elles s’y

  1. Le P. Gratry, Connaissance de l’âme, t. II.