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Vous auriez ensuite conclu de mon silence quelque lamentable histoire sur l’inconstance du cœur humain et ses mystérieuses énigmes. En mettant : Côte-d’Or, tout s’évanouit. »

Ces petites difficultés n’enlevaient rien à la douceur d’une affection d’autant plus solide, peut-être, que les esprits étaient plus différens, et qu’elle avait pour fondement l’intelligence des cœurs. Les esprits peuvent se diviser ; les cœurs s’entendent toujours. « Je ne me rappelle pas avoir souffert de vous une seule fois, chose rare même entre amis, » lui disait-il un jour, et les vicissitudes de la vie ne devaient en rien distendre le lien qui les unissait. Leurs relations ne dataient encore que de quatre années, lorsque, à la veille du jour solennel où il allait prendre au couvent de la Minerve l’habit de saint Dominique, il terminait sa lettre en lui disant : « Pour moi, quelque habit que je porte et en quelque lieu que j’aille, je n’oublierai jamais votre amitié et toutes les marques que vous m’en avez données dans un temps plus heureux pour vous que celui d’aujourd’hui, et où j’avais bien peu de consolations. Un religieux n’a pas de prospérité à attendre ; je ne puis donc vous dire que je vous serai fidèle dans la prospérité, mais si grande que soit la paix de l’âme où je parvienne, votre souvenir y demeurera toujours. » Et onze ans après, il lui écrivait encore, non plus de Rome, mais de Toulon : « Dites-moi un peu vos pensées. Les miennes, malgré tant de courses, ne m’entraînent jamais loin de vous. Je suis comme l’hirondelle qui revient toujours, excepté quand la mort lui a coupé les ailes. »

Ce n’était pas à Lacordaire, c’était à Mme de La Tour du Pin que la mort devait couper les ailes. Elle fut enlevée prématurément le 5 mai 1851, et c’est dans la douleur de sa mort que Lacordaire lui rendait ce glorieux témoignage : « Elle a été une des forces de ma vie. » « Un ami fidèle est une protection forte, dit l’Écriture, et celui qui Fa trouvé a trouvé un trésor ! » Combien plus précieux devient le trésor, si cet ami est une amie. Lacordaire avait pourtant fait vœu de pauvreté ; mais, si rigoureuse que soit la règle monastique, elle ne va pas jusqu’à dépouiller ceux qui l’embrassent des richesses du cœur.


III

La correspondance de Lacordaire avec Mme de V… s’ouvre par un billet qu’il lui adresse le 18 avril 1836. Elle se termine le 29 octobre 1861 par une lettre qu’il n’avait même plus la force d’écrire de sa main et qu’il se bornait à signer. Le 21 novembre suivant il expirait ; elle-même mourait quatre ans après. Ils étaient