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bourgeois et artisans, grandes dames et fillettes, grimpent sur les échelles et portent le mortier. L’amoncellement héroïque d’échafaudages enchevêtrés, qui envahit tout le bas de la peinture de M. J.-P. Laurens représente, pour nous comme pour lui, l’une des occupations les plus caractéristiques des XIIIe et XIVe siècles ou plutôt une de leurs passions. Cette passion de la construction, passion de foi ou de nécessité, passion, en tout cas, universelle et féconde, a couvert, en deux siècles, notre territoire, non par centaines, mais par milliers, d’églises, de châteaux forts, de palais, de manoirs, d’un art puissant et varié, dont quatre siècles de destruction religieuse, académique, révolutionnaire ou utilitaire n’ont pu anéantir les imposants débris et les ineffaçables souvenirs. C’est donc avec la gravité du chanteur épique que le peintre a fait monter sur ces échafaudages, pour achever le parement des créneaux et des courtines, pour ajuster sur la tour cornière les traverses ajourées des larges hourds, pour dresser, sur la plus haute terrasse, le trébuchet gigantesque qui frappera bientôt le cruel Simon d’une énorme pierre, « à la place où il fallait », les charpentiers et les maçons, leurs femmes et leurs filles, travaillant avec enthousiasme, sous la direction des maîtres d’œuvre et des sergens des capitouls. Le peintre diffère, en cela pourtant, du témoin oculaire, que, voyant à distance les choses d’un regard plus calme et avec un esprit plus démocratique, il est à la fois moins dramatique et moins impartial. Dans la chronique, nous voyons toujours les nobles, les riches marchands, les dames et damoiselles prendre, avec leurs habits somptueux et bigarrés, une part active à la résistance ; il y avait là, pour un coloriste, des élémens précieux que l’artiste, plus plébéien, a cru devoir négliger. D’autre part, c’est presque toujours sous la menace même de l’ennemi, sous la tombée intermittente des flèches et des pierres, que ces travailleurs improvisés, chantant et gabant, poursuivaient leur tâche. Or, si l’on n’apercevait, en l’air, les apparitions des saints patrons portant l’étendard « Mort à Montfort ! », on pourrait croire, ici, que tous ces ouvriers affairés travaillent sans inquiétude. Mais il n’est pas, nous le savons, dans le tempérament de M. J.-P. Laurens de développer les drames ou les tragédies de l’histoire dans leur pleine action ; contemplateur grave, justicier loyal et ému, il aime mieux nous faire assister, paisiblement, sincèrement, à leurs préparations ou à leurs conséquences. C’est ce qu’il a fait pour les Emmurés, pour le Duc d’Enghien, pour l’Excommunié, etc. Prenons-le donc, tel qu’il est, et admirons, dans la Muraille, la page d’histoire populaire la plus vaste et la plus exacte qu’il ait écrite, en ce style ferme et sobre, viril et rude, qui lui est bien personnel