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les pavés, au milieu du va-et-vient des maraîchers et des piétons, du brouhaha des revendeuses et des clientes, il s’est contenté de nous les montrer, telles qu’il les a vues, et que nos descendans seront sans nul doute enchantés de les revoir. Qu’on pense au plaisir que nous éprouverions à retrouver ce spectacle tumultueux et réjouissant, traité, avec celle abondance et cette exactitude, par quelque Le Nain au XVIIe siècle ou quelque Chardin au XVIIIe ! Ce qu’il y avait à craindre pour M. Lhermitte, c’est que son procédé habituel de peindre, un peu martelé, un peu grisâtre, celui d’un homme qui a manié d’abord le crayon et le fusain, ne semblât triste et maigre en une si grande toile. M. Lhermitte s’est parfaitement rendu compte de la situation et, avec une vaillance soutenue, s’est efforcé de donner à son exécution l’ampleur, la solidité, la tenue nécessaires. Un reste de papillotage qui tremblote encore, çà et là, notamment dans les plis froissés des vêtemens, y surprend d’autant moins qu’il semble causé par l’agitation des figurans multiples et affairés dans une atmosphère à la fois lumineuse et poussiéreuse. Tous ces figurans, marchandes assises et marchandes debout, porteurs et porteuses de paniers, de-bourriches et de hottes, ouvriers et campagnards, cuisinières et bourgeoises, voyous et sergots, ont été vus d’un œil si sûr, rendus avec une telle franchise, qu’ils deviennent, pour l’histoire parisienne au XIXe siècle, des documens incontestables. Le plus grand éloge qu’on puisse faire de cette composition agitée et fourmillante, c’est qu’elle ne semble point composée, tant les gens y semblent bien à leur place et à leurs affaires. Comme les maîtres de la Renaissance qui signaient leurs panneaux en plaçant leur propre tête dans quelque encoignure discrète, M. Lhermitte s’est glissé, à droite, dans la foule, entre un panier de verdure et un sac de pommes de terre. On ne saurait trouver la hardiesse excessive. Les Halles sont le morceau le plus exact et le plus complet qu’ait inspiré, dans les deux Salons, l’étude de la vie populaire.

La peinture historique monumentale n’a produit qu’une grande toile, la Muraille, par M. Jean-Paul Laurens, mais c’est une œuvre puissante et originale. Il y a longtemps que M. Laurens se promène dans le moyen âge, au milieu des moines, des chevaliers, des troubadours, avec l’aisance d’un homme qui a retrouvé, par l’imagination, son milieu originel. Très différent des moyenâgeux romantiques qui se contentaient le plus souvent d’affubler d’oripeaux bizarres les rêves de leur fantaisie, très supérieur aux moyenâgeux archéologiques qui pastichent, avec froideur, les miniatures anciennes, M. J.-T. Laurens tient pourtant des premiers par la passion qu’il apporte en ses résurrections du passé, et des