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George s’absorbait dans le souvenir de ces émois affolés ; il tâchait de les ressusciter en lui-même et de les comprendre. Mais le bien-être environnant ne favorisait pas son effort intérieur. La sensation présente de ce bien-être lui emprisonnait l’esprit dans une sorte d’enveloppe lâche. La lumière voilée, la boisson chaude, le parfum des violettes, le contact d’Hippolyte l’engourdissaient. Il pensa : « Suis-je donc si loin des ardeurs de jadis ? Non ; car, pendant sa dernière absence, mon angoisse n’a pas été moins cruelle. » Néanmoins, il ne réussissait pas à combler l’intervalle entre le moi de jadis et le moi d’aujourd’hui. Malgré tout, il ne se retrouvait plus identique à l’homme dont ces phrases écrites attestaient la consternation et le désespoir ; il sentait que ces effusions de son amour lui étaient devenues étrangères, et il sentait aussi tout le vide des mots. Ces lettres ressemblaient aux épitaphes qu’on lit dans les cimetières. De même que les épitaphes donnent des morts une idée grossière et fausse, de même ces lettres représentaient inexactement les divers états dame par où son amour avait passé. Il connaissait bien la fièvre singulière qui s’empare d’un amant lorsqu’il écrit une lettre d’amour. Au feu de cette fièvre, toutes les ondes diverses du sentiment se mêlent et s’agitent en un bouillonnement confus. L’amant n’a pas la conscience précise de ce qu’il veut exprimer, et il est gêné par l’insuffisance matérielle des vocables ; aussi renonce-t-il à décrire son excitation intérieure telle qu’elle est, et cherche-t-il à en exprimer l’intensité par l’exagération de la phrase et par l’emploi de vulgaires effets de rhétorique. De là vient que toutes les correspondances amoureuses se ressemblent et que le langage de la passion la plus exaltée est presque aussi pauvre qu’un argot.

George pensait : « Dans ces lettres, tout est violence, excès, convulsion. Mais où sont mes délicatesses ? Où sont mes mélancolies exquises et compliquées ? Où sont les chagrins profonds et sinueux où mon âme s’égarait comme dans un labyrinthe inextricable ? » Il avait maintenant le regret de s’apercevoir qu’il aurait vainement cherché dans ses propres lettres les qualités les plus rares de son esprit, celles qu’il avait toujours cultivées avec le plus de soin. Au cours de sa lecture, il commençait à sauter les longs morceaux de pure éloquence et recherchait l’indication des menus faits, le détail des événemens, les allusions aux épisodes mémorables.

Il trouva dans une lettre : « Vers dix heures, machinalement, je suis entré à l’endroit ordinaire, au jardin Morteo, où je t’avais vue tant de soirs. Les trente-cinq minutes qui ont précédé l’heure exacte de ton départ ont été pour moi un supplice.