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et commencèrent la lecture. George, devant ces documens de son amour, était envahi d’une émotion étrange, d’une émotion délicate et forte. Les premières lettres lui mirent l’esprit en désarroi. Tel ou tel état d’âme excessif, dont ces lettres gardaient l’empreinte, lui sembla d’abord incompréhensible. L’envolée lyrique de telle ou telle phrase l’emplit presque de stupeur. La violence et le tumulte de la passion juvénile lui causèrent une sorte d’effroi, par le contraste avec le calme qui l’enveloppait maintenant, dans cet hôtel modeste et silencieux.

Une des lettres disait : « Combien mon cœur a soupiré vers toi, cette nuit ! Une sombre angoisse m’accablait, même pendant les courts intervalles de sommeil ; et j’ouvrais les yeux pour fuir les fantômes qui montaient des profondeurs de mon âme… Je n’ai plus qu’une pensée, et cette pensée me torture : tu pourrais t’en aller loin de moi ! Jamais, non, jamais cette possibilité ne m’a mis dans l’âme une douleur et une terreur plus folles. En ce moment j’ai la certitude, la certitude précise, claire, évidente, que sans toi la vie m’est impossible. Quand je songe que je pourrais te perdre, le jour s’obscurcit brusquement, la lumière me devient odieuse, la terre m’apparaît comme une tombe sans fond, j’entre dans la mort. » Une autre lettre, écrite après le départ d’Hippolyte, disait : « Je fais un effort énorme pour tenir la plume. Je n’ai plus ombre d’énergie, ombre de volonté. Je succombe à un découragement tel que la seule sensation qui me reste de ma vie extérieure, c’est une insupportable nausée de vivre. La journée est grise, étouffante, lourde comme du plomb : une journée pour ainsi dire homicide. Les heures passent avec une lenteur inexorable, et ma misère grandit de seconde en seconde, toujours plus horrible et plus farouche. Il me semble qu’au fond de mon être j’ai des eaux stagnantes, mortes et mortelles. Est-ce une souffrance morale ou physique ? Je l’ignore. Je demeure hébété et inerte sous un fardeau qui m’écrase sans me faire périr. » Une autre lettre disait : « Enfin j’ai reçu ta réponse, aujourd’hui, à quatre heures, lorsque je désespérais. Je l’ai lue et relue mille fois pour trouver entre les mots l’Indicible, ce que tu n’as pas pu exprimer, le secret de ton âme, quelque chose de plus vivant et de plus doux encore que les mots écrits sur le papier sans âme… J’ai un terrible désir de toi… »

Ainsi criaient et gémissaient les lettres d’amour, sur la table couverte d’un tapis de ménage et chargée de tasses rustiques où fumait paisiblement une innocente infusion.

— Tu te rappelles, dit Hippolyte. C’était la première fois que je quittai Rome, et seulement pour quinze jours.