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« Il faut que nous soyons heureux ! » Cette parole d’Hippolyte, George l’entendait résonner intérieurement ; et son âme se gonflait d’aspirations indéfinies. En cette nuit solennelle et pure, la chambre tranquille, le foyer flambant, le lit avec ses blanches gazes lui paraissaient des élémens trop humbles de bonheur. « C’est notre anniversaire, il faut que nous soyons heureux ! » Que pensait-il, que faisait-il deux ans auparavant, à la même minute ? Il vaguait par les rues, sans but, poussé par le besoin instinctif de gagner des espaces plus larges, attiré néanmoins vers les quartiers populeux, où son orgueil et sa joie lui semblaient grandir par le contraste de la vie commune, où les bruits ambians de la cité ne lui arrivaient aux oreilles que comme une rumeur lointaine.


V

Le vieil hôtel de Ludovic Togni, avec son long vestibule aux murailles de stuc peintes en marbre, avec ses paliers aux portes vertes décorés partout de pierres commémoratives, donnait immédiatement une impression de paix quasi conventuelle. Tout le mobilier avait un air de vieillesse familiale. Les lits, les chaises les fauteuils, les canapés, les commodes avaient des formes d’un autre âge, tombées en désuétude. Les plafonds de couleur tendre, jaune clair et bleu céleste, portaient au centre une guirlande de roses ou quelque autre symbole usuel : une lyre, une torche, un carquois. Sur les tentures de papier et sur les tapis de laine, les bouquets de fleurs avaient pâli, étaient devenus presque invisibles ; les rideaux des fenêtres, blancs et modestes, pendaient à des bâtons dédorés ; les glaces rococo, en reflétant ces images vieillottes dans une buée terne, leur donnaient cet air de mélancolie et presque d’irréalité que donnent parfois à leurs rives les étangs solitaires.

— Que je suis contente d’être ici ! s’écria Hippolyte, pénétrée par le charme de ce milieu paisible. Je voudrais y rester toujours.

Et elle se pelotonna dans le grand fauteuil, en appuyant sa tête au dossier que garnissait un croissant de coton blanc, humble ouvrage fait au crochet.

Et elle se ressouvint de sa défunte tante Jeanne, de sa lointaine enfance.

— Pauvre tante ! Elle avait, je me rappelle, une maison pareille à celle-ci, une maison où, depuis un siècle, les meubles n’avaient pas bougé de place. Je me rappelle toujours son désespoir, lorsque je lui cassai un de ces globes de verre sous lesquels