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momens de bonheur véritable ; je souffre moi aussi. Et cependant je l’aime, et j’aime ma souffrance, et mon unique désir est de lui plaire, et je ne conçois point la vie sans cet amour. Pourquoi sommes-nous donc si tristes, puisque nous nous aimons ? »

Elle s’appuyait fort sur le bras de l’aimé, en le regardant avec des yeux où l’ombre des pensées donnait à sa tendresse une expression plus profonde.

« Il y a deux ans, vers la même heure, nous sortions ensemble de la chapelle ; et il me parlait de choses étrangères à l’amour, d’une voix qui me touchait le cœur, qui m’effleurait l’âme comme une caresse de lèvres ; et cette caresse idéale, je la savourais pourtant comme un long baiser. Je tremblais, je tremblais sans cesse, parce que je sentais naître en moi un sentiment inconnu. Oh ! ce fut une heure divine !… Nous avons atteint aujourd’hui notre second anniversaire, et nous nous aimons encore. Tout à l’heure, il parlait ; eh bien ! si sa voix me troublait autrement que jadis, elle me troublait toujours jusqu’au fond de l’âme. Nous avons devant nous une soirée délicieuse. Pourquoi regretter les jours lointains ? Notre liberté, notre intimité présente ne valent-elles pas les incertitudes et les hésitations de ce temps-là ? Nos souvenirs mêmes, si nombreux, n’ajoutent-ils pas un nouveau charme à notre amour ? Je l’aime, je me donne à lui tout entière ; en présence de son désir, je ne connais plus de pudeur. En deux ans, il m’a transformée ; il a fait de moi une autre femme ; il m’a donné des sens nouveaux, une âme nouvelle, une intelligence nouvelle. Je suis sa créature. Il peut s’enivrer de moi comme d’une de ses pensées. Je lui appartiens toute, aujourd’hui et pour toujours. »

Elle demanda, en se serrant plus fort contre lui, avec passion :

— N’es-tu pas heureux ?

L’accent de cette demande le troubla, et, comme si un souffle chaud l’eût enveloppé à l’improviste, il eut un frisson de bonheur vrai. Il répondit :

— Oh ! oui, je suis heureux !

Et, lorsqu’ils entendirent le sifflet de la locomotive, leurs cœurs eurent le même sursaut.

Enfin ils étaient seuls dans leur compartiment. Ils fermèrent toutes les glaces, attendirent que le train se mît en marche, s’enlacèrent, s’embrassèrent, se répétèrent tous les noms caressans dont leur tendresse de deux années avait fait usage. Puis ils se tinrent assis à côté l’un de l’autre, avec un vague sourire sur les lèvres et dans les yeux, avec la sensation que la course rapide de leur sang se ralentissait petit à petit. Ils regardèrent à travers les