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cahiers dont on tournait les pages. Lorsque le ciel venait à s’éclaircir, on voyait pâlir la flamme des bougies ; une croix très haute qui avait figuré jadis aux processions solennelles, une croix tout ornée de feuillages et d’olives d’or, se détachait sur la muraille en saillie de lumière. Les têtes blanches et chauves des auditeurs luisaient sur les dossiers de chêne. Puis, tout à coup, par un nouveau changement du ciel, l’ombre recommençait à s’étendre sur les choses, pareille à un brouillard léger. Une onde à peine perceptible de subtils effluves — encens ou benjoin ? — se dispersait dans la nef. Sur l’unique autel, dans un vase de verre, deux bouquets de violettes un peu passées exhalaient un souffle de printemps ; et ce double parfum mourant était comme la poésie des songes que la musique évoquait dans l’âme des vieillards, tandis qu’à côté d’eux, en de tout autres âmes, s’épanouissait un tout autre songe, telle une aurore sur des neiges fondantes.

Cette scène, il se plaisait à la reconstruire, à la poétiser, à la réchauffer d’un souffle lyrique.

— N’est-ce pas invraisemblable, incroyable ? s’écria-t-il. À Rome, dans la ville de l’inertie intellectuelle, un maître de musique, un bouddhiste qui a publié deux volumes d’essais sur la philosophie de Schopenhauer, se donne le luxe de faire exécuter une messe de Sébastien Bach, pour son seul plaisir, dans une chapelle mystérieuse, devant un auditoire de grands savans mélomanes dont les filles chantent en chœur. N’est-ce point une page d’Hoffmann ? Par une après-midi de printemps, un peu grise mais tiède, ces vieux philosophes quittent les laboratoires où ils ont lutté obstinément pour arracher à la vie un de ses secrets ; et ils se rassemblent dans un oratoire caché, pour satisfaire jusqu’à l’ivresse la passion qui rapproche leurs cœurs, pour s’élever hors de la vie, pour vivre idéalement dans le rêve. Et, au milieu de ce concile de vieillards, une exquise idylle musicale se déroule entre la cousine du bouddhiste et l’ami du bouddhiste, idéalement ! Et, quand la messe est finie, le bouddhiste, qui ne se doute de rien, présente l’amant futur à la divine Hippolyte Sanzio !

Il se mit à rire et se leva.

— J’ai fait, ce me semble, une commémoration dans les règles. Pendant un instant,

Hippolyte resta encore un peu absorbée. Ensuite elle dit :

— Tu te rappelles ? C’était un samedi, la veille du dimanche des Rameaux.

À son tour elle se leva, s’approcha de George, lui mit sur la joue un baiser.