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toute la correspondance de Lacordaire, en l’autorisant à en faire un jour l’usage qui lui semblerait bon. Conformément à son désir, cette correspondance a été publiée quelques années après la mort de Lacordaire, et si l’on peut regretter qu’un choix plus sévère n’ait pas présidé à la publication des œuvres de Mme Swetchine, ceux-là qu’intéresse l’histoire du mouvement religieux de ce siècle doivent, au contraire, se féliciter de ce qu’aucune n’ait été retranchée des lettres qu’échangèrent pendant vingt-sept ans le Jérôme et la Marcella de notre âge.


II

Au lendemain de la mort de la comtesse Eudoxie de La Tour du Pin, Lacordaire écrivait à une amie commune : « Elle a été pendant vingt ans une des forces de ma vie », et certes, dans la bouche d’un prêtre, c’est un rare témoignage rendu à une femme. Quelle était donc la personne à laquelle cet hommage s’adressait? J’ai eu la curiosité de m’en enquérir, comme on s’enquiert d’une miniature ancienne ou d’un pastel effacé, en se demandant quel en était le modèle ; mais je n’ai pu recueillir sur elle que peu de renseignemens. Elle était de vieille et forte race. Les La Tour du Pin sont originaires du Dauphiné, province fidèle mais fière, disaient en 1788 ses représentens aux États de Romans, où, de tout temps, l’humeur a été un peu verte et les têtes un peu chaudes. De bonne heure, les La Tour du Pin se sont divisés en plusieurs branches. — La comtesse Eudoxie, chanoinesse de Sainte-Anne, en Bavière, appartenait à celle des Gouvernet. « Le nom et l’état de la maison de Gouvernet, disaient des lettres de rémission obtenues de Louis XIII à la suite d’un duel, sont en Dauphiné aussi bien qu’en Languedoc dans un tel état d’estime pour les services et le rang de ceux qui le portent et tiennent, que nul n’oserait entreprendre contre eux. » Cette famille de La Tour du Pin semble avoir eu le privilège d’engendrer des femmes fortes. Turris fortitudo mea, dit la légende de ses armes. En 1692, Philis de La Tour du Pin, bien qu’appartenant à la religion réformée, ralliait ses coreligionnaires à la cause royale et défendait, à leur tête, les hautes vallées de la Drôme contre une invasion du duc de Savoie, qui menaçait de déborder l’armée de Catinat. On l’appelle encore dans le pays : l’héroïne du Dauphiné. Une autre fille de la même race, Lucrèce de La Tour du Pin de la Charce, fut, pendant trente-sept ans, à la fois prieure du monastère de Saint-Césaire et gouvernante héréditaire de Nyons, qui était le centre des possessions de sa famille. Quelque chose de la