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ruelle latérale qui sentait le vin et où il y avait l’enseigne rouge d’un cabaret, avec un grand bouchon. Tu te rappelles ? On entrait par derrière, en traversant une sacristie à peine assez grande pour contenir un prêtre et un sacristain. C’était l’entrée du sanctuaire de la Sagesse… Oh ! ces vieillards, ces vieilles femmes, tout autour, dans les stalles vermoulues ! Où Alexandre Memmi était-il allé chercher son auditoire ? Ce que tu ne savais pas sans doute, mon amour, c’est que, dans ce concile de philosophes mélomanes, tu personnifiais la Beauté. Martlet, vois-tu, master Martlet est un des bouddhistes les plus convaincus de notre époque ; et sa femme a écrit un livre sur la Philosophie de la Musique. La dame assise près de toi, c’était Marguerite Traube Boll, une doctoresse célèbre qui continue les travaux de son défunt mari sur les fonctions visuelles. Le nécromancien au long manteau verdâtre qui entra sur la pointe des pieds, c’était un juif, un médecin allemand, le docteur Fleischl, pianiste supérieur, fanatique de Bach. Le prêtre assis sous la croix, c’était le comte Castracane, un botaniste immortel. Un autre botaniste, un bactériologiste, un microscopiste insigne, Cuboni, lui faisait face. Et il y avait aussi Jacques Moleschott, ce vieillard inoubliable : candide, énorme. Il y avait Blaserna, le collaborateur d’Helmholtz pour la théorie des sons ; il y avait master Davys, un peintre philosophe, un préraphaélite plongé dans le brahmanisme… Et les autres encore, peu nombreux, c’étaient tous des intelligences d’élite, des esprits rares, adonnés aux plus hautes spéculations de la science moderne, froids explorateurs de la vie et adorateurs passionnés du rêve.

Il s’interrompit pour évoquer en lui-même le tableau. — Ces sages écoutaient la musique avec un enthousiasme religieux ; les uns prenaient une attitude inspirée ; d’autres faisaient des gestes inconsciens, à l’imitation du maître de chapelle ; d’autres, tout bas, unissaient leur chant au chant du chœur. Ce chœur, voix d’hommes et voix de femmes, occupait la tribune de bois peint, où l’on ne distinguait plus que quelques traces de dorure. Sur le devant, les jeunes filles formaient un groupe, avec leurs partitions élevées à la hauteur du visage. En bas, sur les pupitres grossiers des violonistes, des bougies brûlaient, taches d’or sur un fond d’ombre bleuâtre. Çà et là, leurs petites flammes se reflétaient sur la caisse vernie d’un instrument, mettaient un point lumineux au bout d’un archet. Alexandre Memmi, un peu raide, chauve, avec une courte barbe noire, avec des lunettes d’or, debout en face de l’orchestre, battait la mesure d’un geste sévère et sobre. A la fin de chaque morceau, un murmure s’élevait dans la chapelle, et des rires mal réprimés descendaient de la tribune, parmi le froissement des