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cependant une vivacité singulière ; on aurait dit qu’une flamme intérieure les illuminait comme ceux d’un extatique. D’ailleurs il avait répondu au salut de George par un sourire très doux.

Hippolyte cherchait dans sa mémoire. Où donc pouvait-elle avoir rencontré ces deux personnes ? Elle ne parvenait pas à préciser son souvenir ; mais elle avait le sentiment confus que ces étranges figures de vieillards faisaient partie d’un de ses souvenirs d’amour.

— Qui est-ce ? dis-moi, répéta-t-elle à l’oreille de George.

— Les Martlet : master Martlet et sa femme. Ils nous portent bonheur. Sais-tu où nous les avons rencontrés ?

— Non ; mais je suis sûre de les avoir vus quelque part.

— C’était à la chapelle de la rue Belsiana, le 2 avril, quand je t’ai connue…

— Oui, oui ; je me rappelle !

Ses yeux rayonnèrent ; le hasard lui parut merveilleux. Elle examina de nouveau les deux vieillards avec une sorte d’attendrissement.

— Quel bon augure !

Une mélancolie délicieuse l’envahissait. Elle appuya sa tête au dossier et repassa dans sa mémoire les choses d’autrefois. Elle revit la petite église de la rue Belsiana, mystérieuse, noyée dans une pénombre bleuâtre : — sur la tribune, dont la courbure ressemblait à celle d’un balcon, une couronne de jeunes filles ; en bas, un groupe de musiciens avec leurs instrumens à cordes, debout devant des pupitres de sapin blanc ; tout autour, dans les stalles de chêne, les auditeurs assis, peu nombreux, presque tous blancs ou chauves ; au centre, le maître de chapelle qui battait la mesure. Un pieux parfum évaporé d’encens et de violettes se mélangeait à la musique de Sébastien Bach.

Vaincue par la suavité des souvenirs, elle se pencha encore vers son amant et murmura :

— Tu y repenses, toi aussi ?

Elle aurait voulu lui communiquer son trouble, lui prouver qu’elle n’avait rien oublié, pas même les moindres circonstances de cet événement solennel. Lui, d’un geste furtif, prit la main d’Hippolyte sous les larges plis du manteau de voyage, et il la garda serrée dans la sienne. Tous deux éprouvaient dans l’âme un frémissement qui leur rappelait certaines sensations délicates des tout premiers jours. Et ils demeurèrent en cette attitude, pensifs, un peu extatiques, un peu engourdis par la chaleur, bercés par le mouvement égal et continu du train, avec, par instans, la vision fuyante d’un paysage verdâtre aperçu dans la brume à travers les