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destinée ; l’incertitude entre un retour triomphal à Paris qui le ferait maître de la République, et une marche audacieuse sur Vienne où il pouvait, en une journée, perdre le fruit de tant de victoires ; enfin la fatigue qu’il ressentait de tant d’efforts, de tant de soucis, d’une correspondance qui était déjà celle d’un chef d’État et dépassait par la variété des objets, le nombre des agens, l’urgence des affaires, celle de Frédéric au temps de sa plus grande activité ; l’agitation de deux nuits d’insomnie après deux jours de travail acharné, avaient singulièrement énervé Bonaparte. Les Autrichiens s’aperçurent, lorsqu’il se rendit à Udine, le 11 octobre, à huit heures du soir, qu’il n’était pas aussi maître de lui qu’à son habitude. Il se montra plus impatient, plus impérieux, plus prolixe. Il s’attachait aux détails et s’emportait à la moindre contradiction. Un punch était servi sur la table. Les Autrichiens rapportent qu’il en but, coup sur coup, plusieurs verres qui surexcitèrent encore sa fièvre.

Il prétendit faire insérer dans le traité la réunion de la Valteline ; il ne se contenta plus de la promesse faite par l’empereur d’évacuer Mayence et de retirer ses troupes d’Allemagne, il exigea la reconnaissance préalable et formelle par l’Autriche de la frontière rhénane que le traité attribuait éventuellement et secrètement à la France. Cette exigence, tant de fois élevée par lui, toujours repoussée par Cobenzl, trouva les Autrichiens inébranlables. Bonaparte s’exaspéra, il se répandit en menaces : « L’Empire est une vieille servante habituée à être violée par tout le monde ! La constitution de l’Empire n’est qu’un prétexte pour repousser mes demandes ! La victoire a toujours accompagné les armées françaises, elle les accompagnera toujours. On parle à la France en vainqueur alors qu’on est le vaincu. On a pris le pas sur moi. On me refuse l’alternative dans les signatures. Je m’estime plus haut que tous les rois, et je ne supporterai pas plus longtemps cette conduite à mon égard ! Vous oubliez donc que vous négociez ici au milieu de mes grenadiers ! » C’était l’enfance de l’art, pour des diplomates de profession, de se tenir impassibles durant cette tempête de paroles. Le calme des Autrichiens mit Bonaparte hors de lui ; il griffonna son nom sur un protocole qu’il avait préparé, et sans attendre la signature des Autrichiens, il mit son chapeau et sortit. Dans l’un des mouvemens brusques qui accompagnaient son discours, il renversa un cabaret de porcelaine qui se brisa. Cet incident, qui tourna à la légende et fournit un beau symbole des négociations, passa presque inaperçu. Cobenzl se borne à écrire : « Il s’est comporté comme un fou. » Le fait est que les officiers qui attendaient Bonaparte dans la salle voisine eurent grand’peine à le calmer.