Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/580

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était une institution à ménager, et qu’il n’était de l’intérêt ni de la France ni de l’Autriche d’en faire une seconde Pologne. — « Vos prétentions sur une partie de la rive gauche du Rhin ne le prouvent guère, » fil observer Cohenzl. Sur ce, l’assaut recommença. « Le Rhin, déclara Bonaparte, est la limite naturelle de la France : c’est ce qui faisait l’ancienne Gaule, et tant que nous ne l’aurons pas, nous ne pourrons pas être bien liés avec vous. — Comment ! non contens de ce que vous demandez de la rive gauche du Rhin et que nous ne pouvons pas accorder, vous pensez à l’occuper tout entière ! C’est à quoi nous ne consentirons jamais. » Bonaparte savait désormais le moyen de les convertir : c’était de déchirer les traités de Bâle et de Berlin, et de recoudre ces traités en les retournant au profit de l’Autriche. « Nous ne vous demandons pas la rive gauche, dit-il ; nous négocierons là-dessus à la paix de l’Empire. Songez que presque tous les princes de la rive gauche du Rhin ou se sont arrangés avec nous, ou ne demandent qu’à y procéder. — Et comment combineriez-vous ce projet chimérique avec ce que vous me disiez tout à l’heure sur les prétentions de la Prusse ? — Nous nous engagerons à lui rendre ses provinces transrhénanes, et si cela ne lui suffit pas, nous lui ferons la guerre, conjointement avec vous. »

Bonaparte avait déclaré, un instant auparavant, que la République exigeait la rive gauche entière ; il alléguait des motifs péremptoires et des droits irrévocables : la nature des choses et les Commentaires de César ! Quelques minutes après, il renonçait à une partie de cette frontière immuable, et il avouait le faire par politique. Cobenzl pouvait-il le croire sincère ? Que devait-il prendre au sérieux, la prétention sur le tout ou la renonciation à la partie ? Il s’attacha à la renonciation partielle, parce qu’elle flattait ses préjugés, satisfaisait ses passions et offrait un joint à la triple combinaison qui formait le fond de ses instructions : abaisser la Prusse, obtenir plus de terres en Italie, sauver les apparences en Allemagne. Cobenzl et Bonaparte voulaient, l’un et l’autre, en finir ; ils comprirent qu’ils n’arriveraient jamais à conclure que sur une équivoque. Vous aurez la rive gauche entière à la paix générale, dira Bonaparte au Directoire, contentez-vous pour le moment d’en obtenir la plus grande partie. — Vous consentez provisoirement un démembrement partiel de l’Empire, dira Cobenzl à son maître ; mais, à la paix générale, vous pourrez, avec l’appui de vos co-états, revenir sur cette décision et sauver l’intégrité de l’Empire ; si l’Empire cède, il en aura la responsabilité, vous serez indemnisé et la Prusse n’aura rien. Cette transaction, avec ses arrière-pensées, se dessina dès lors comme le seul accommodement possible, dans l’esprit des deux