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de la cour d’Espagne, m’amusent comme un beau décor au milieu duquel je sens s’agiter des acteurs et des intérêts modernes. Je me dis bien que l’autorité a souvent changé de visage et d’habit dans le monde, qu’elle n’est ni diminuée, ni agrandie, par l’appareil dont elle s’entoure, et cependant, j’éprouve un plaisir, une joie toute populaire et naïve, effet sans doute d’un atavisme lointain, à voir cette majesté d’une cour, dont nos yeux sont déshabitués, et notre esprit peut-être, mais non pas notre sang.

J’ai retrouvé la même pointe d’émotion et le même sentiment de curiosité amusée, en traversant les appartenions du palais, le jour d’une de ces grandes réceptions dont l’ordonnance est célèbre. Il y avait des hallebardes partout, et des figures bien intéressantes parmi les personnes qui attendaient leur tour d’audience : grands d’Espagne, hommes politiques fort préoccupés, — car nous étions à la veille d’une crise, — diplomates, mamans venues pour présenter leur fille et le fiancé de leur fille, et cette dame triste, attendrissante et coquette dans sa mantille, qui devait avoir une douleur à raconter, et ce beau chevalier de Calatrava, qui portait l’habit blanc boutonné, avec la croix rouge sur la poitrine.

La reine était en deuil, gantée de noir et debout. En l’abordant, je fus frappé de ce que cette physionomie gracieuse et jeune reflétait d’intelligence et d’habitude du pouvoir. Dans les yeux de la jeune femme qui souriait, j’apercevais la souveraine ; dans les questions qu’elle me posait sur mon voyage, je découvrais l’esprit déjà rompu à présider un conseil, à suivre une idée, à traiter avec des hommes des affaires qui s’enchaînent. Un instant après, au nom du petit roi que j’avais prononcé, elle devenait émue, et je voyais la mère, et encore la souveraine, défendant l’enfant royal contre la calomnie qui le guette. « N’est-ce pas qu’il est bien portant et vif ? Vous l’avez rencontré. Il n’a eu que les maladies légères de son âge. Et, Dieu merci, le voilà fort, et à l’abri. » Oui, à l’abri, doublement, derrière elle qui veille sur l’enfant, et qui garde pour lui la couronne. Tandis que je l’écoutais, et quand je regardai, pour la dernière fois, le salon où la reine demeurait encore, attendant une autre visite, j’avais l’impression vive que je voyais une de ces grandes régentes, qui font figure dans l’histoire, une de ces mères de rois qui, pour défendre un trône, ont mieux que le fer et la force : les deux bras qu’elles croisent sur la poitrine de leur fils.

Il était déjà nuit, quand je sortis du palais. Je traversai la place de l’Orient, et je me promenai au hasard, triste parce que