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maillé de brun et de gris… J’ai été renseigné sur la meilleure manière de viser, sur le numéro du plomb à employer, sur le poids de ce gibier de prince… mais où est-elle, la grande outarde ? Si elle a entrepris de trouver un coin d’ombre, elle doit être loin d’ici…

Des bécassines partent, et montrent une seconde le retroussis blanc de leurs ailes. A dix pas de moi, un des rabatteurs s’arrête, un pied en avant. Quelque chose de brun s’est enroulé en spirale autour de sa jambe. C’est un serpent, qui mord rageusement le pantalon de cuir du vaquero. L’homme ne se trouble pas ; il ne secoue pas la bête ; il n’appelle personne, mais, tranquillement, entre le pouce et l’index, il saisit le reptile derrière la tête, commence à l’étouffer, le fait tourner en l’air comme un fouet, et brise sur le sol une sorte de couleuvre jaune longue de plus d’un mètre. Nous changeons de procédé, et nous essayons d’approcher les petits faisans, suivant une méthode usitée dans les marismas : en nous cachant derrière le cheval, dressé à ce manège, et qui va doucement, broutant l’herbe, vers le gibier. Hélas ! je m’aperçois vite que l’heure est trop chaude, qu’il faudrait plusieurs jours dans le marais, et une habitude, et la chance, plus fugace encore qu’un oiseau d’eau, pour rapporter un butin sérieux, pour abattre une outarde, un flamant, une aigrette. Nous avons réussi seulement à tuer un héron garde-bœufs, oiseau charmant, au bec jaune et vert, au corps d’un blanc de neige.

Mais, à la poursuite du rêve, on gagne toujours quelque chose. Nous n’avons pas rejoint la grande outarde, mais nous avons changé d’île, descendu et remonté les bras du Guadalquivir, parcouru des espaces immenses et contemplé des paysages nouveaux. J’ai vu l’harmonieuse beauté du fleuve tournant entre deux rives de saules pâles ; j’ai passé dans un désert que tapissait entièrement une sorte de bruyère marine, pareille à du corail rouge ; j’ai contemplé, aux heures tardives, la marisma qui se voilait, devenait d’un violet sombre de pavot, et les centaines de chevaux que le soir réunissait autour d’un abreuvoir, tandis que le gardien, debout au sommet d’un tertre, prenait, dans le soleil couchant, des proportions fantastiques, et quand je suis revenu, les terres plates noyées dans le crépuscule, le ciel où toute la lumière s’était retirée, les alignemens lointains des palmiers, la douceur infinie de l’air, tout me donnait, tout gravait, en moi l’illusion que je voyais s’assombrir et mourir dans la nuit les campagnes du Nil[1].

  1. Ce que je viens de raconter ne saurait diminuer en rien — tous les chasseurs me comprendront — la réputation que possède la marisma d’être une des contrées les plus giboyeuses et les plus abondantes en gibier rare, de l’Europe. Les chasses du Guadalquivir ont été mises on honneur, en Angleterre, par lord Lilford, qui a passé des mois sur le fleuve, chassant et réunissant des collections ornithologiques, puis par M. Dresser et par le colonel Barcklay. Les officiers de Gibraltar les connaissent fort bien. Enfin, M. le Comte de Paris, pendant ses séjours au palais de Villamanrique, qui se trouve à droite du Guadalquivir, venait, presque tous les jours, chasser dans les territoires de la marisma, qu’il faisait garder. Je donnerai une idéo de la richesse cynégétique de cette contrée de l’Andalousie, en publiant le tableau partiel du gibier tué en 1892, à Villamanrique, soit dans la marisma, soit dans les deux grandes réserves forestières du domaine, le Coto del rey et la forêt de Gatos : 1 lynx ; 1 chat sauvage ; 1 ichneumon ; 1377 lapins ; 48 grandes outardes et 3 petites ; 11 œdicnèmes criards ; 22 grues cendrées ; 9 spatules ; 1 héron garde-bœufs ; 1 héron crabier ; 6 aigrettes ; 33 échasses blanches ; 42 combattans ; 30 flamans ; 69 grands sternes ; 1 grèbe ; 55 oies sauvages ; 26 pies bleues ; 14 guêpiers ; 2 aigles royaux, 1 grand aigle moucheté, 2 aigles bottés ; 13 vautours bruns, 4 vautours noirs, 2 vautours d’Egypte.
    Il existe même, errant dans la marisma, une troupe d’une trentaine de chameaux sauvages, qui se reproduisent, mais que les gardes ont beaucoup de peine à protéger contre le braconnage ( ! ) des gens de San Lucar.