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demanda sa grâce pour son immense bravoure. » Les poils blancs qui tavelaient le cou noir de l’animal disaient, en effet, que Zapatero était mort de vieillesse, dans les herbages du Guadalquivir. D’autres fois, d’étranges caprices, des caprices d’enfant, s’emparent de ce peuple assemblé pour s’amuser, et qui s’amuse de tout, et qui se sent roi dans l’enceinte de la place. Un de mes amis me racontait, ici, qu’il assistait, il y a quelques années, à une course de taureaux dans les arènes de Vitoria. Une jeune fille et un jeune homme, appartenant tous deux à de grandes familles de la province, étaient assis au premier rang dans deux loges contiguës. Le jeune homme était-il fiancé, ou seulement amoureux et hardi ? Il voulut prendre et baiser la main blanche que sa voisine avait posée sur le velours du balcon. Celle-ci retira vivement le bras, et se défendit en riant, d’un coup d’éventail. Ce tout petit incident fut aperçu, comment, je ne sais pas, mais tout le cirque, en une seconde, se trouva debout, prenant fait et cause pour le novio, et criant : « A la plaza les fiancés ! Qu’elle l’embrasse ! qu’ils dansent ensemble ! » Le tapage devint tel que la corrida fut interrompue. Le taureau était dans l’arène. Le président fut obligé de quitter sa tribune, de venir trouver la jeune fille, et de la prier d’obéir, pour que la corrida pût continuer. Elle prit son parti gaiement, avec une crânerie espagnole, descendit les escaliers au bras de son voisin, se présenta avec lui dans l’arène, sous les yeux du taureau stupéfié, fit trois tours de valse, embrassa le jeune homme, et remonta au milieu d’acclamations frénétiques.

La passion de la corrida est aujourd’hui aussi vive, aussi générale en Espagne qu’elle a jamais pu l’être. Dans les rues, j’ai dit que les enfans jouaient au toro. Dans les moindres pueblos, on improvise une place, le dimanche, en mettant des charrettes en cercle, et les paysans y combattent un taureau offert par la municipalité ou par quelque citoyen généreux ; ou bien encore on s’amuse à lancer l’animal au milieu du bourg, et avoir les femmes se sauver et les gamins quitter leurs vestes. Toutes les villes ont leurs arènes, et le nombre considérable de spectateurs que peuvent contenir la plupart de ces cirques, est une preuve manifeste de la popularité des corridas. Je laisse de côté les villes de premier ordre, dont il n’est pas surprenant que les cirques renferment plusieurs milliers de places ; mais sait-on que 8 000 hommes assis peuvent tenir dans la plaza d’une petite ville comme Caceres ; 9 000 dans celles de Calatayud et d’Algésiras ; 10 000 dans celles de Logrono, de Gandia, de Salamanque ; 12 500 dans celle de Puerto Santa Maria, près de Cadix, et