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peut-être, nous apprécions la bravoure de l’homme qui combat, parce que nous connaissons mieux la force de son ennemi et l’art qu’il faut pour le vaincre. »

Cet art-là nous échappe presque complètement. A moins d’avoir suivi un grand nombre de corridas, il est impossible de comprendre et de goûter toutes les finesses du métier, et je suis sûr que beaucoup de ces amateurs qui passent les Pyrénées pour assister aux courses de Saint-Sébastien, malgré le bruit qu’ils font et leurs cris castillans, ne sont pas de grands clercs dans la science compliquée du toreo[1]. Nous admirons le pittoresque de la fête, l’entrain, le mouvement des foules en marche vers la plaza, le défilé des toreros, les costumes, les attitudes des hommes, les sonneries qui annoncent l’ouverture du toril, puis l’entrée en scène des banderilleros et de l’espada ; nous ne saisissons que le côté extérieur, l’appareil du spectacle, très imposant d’ailleurs, surtout dans les « courses d’abonnemens », de Madrid, les plus nobles, — quelque chose comme les concerts classiques du Conservatoire. Les Espagnols ont un autre sens que nous ne possédons pas. Ils connaissent les jouteurs, les hommes et le taureau ; ils les jugent d’après des règles précises, apprises dès l’enfance ; pas un geste ne leur échappe ; ils vivent le combat tout entier, dans ses menus détails, tantôt avec le torero, tantôt avec la bête, si elle est bravo et franche. Les spectateurs des premiers rangs, ces aficionados, simples ouvriers très souvent, ou employés de dixième ordre, qui ont payé cinq et six francs une place près de la barrière, ne cessent de conseiller les professionnels, de les invectiver ou de les applaudir. Tout le public, nerveux, impressionnable à l’excès, éclate en clameurs de reproche ou en cris d’approbation, lance des cigares et des chapeaux ou des écorces d’orange dans l’arène, sans que, très souvent, un étranger ait pu saisir la cause de ces manifestations. Il gouverne, en réalité, les jeux. Il oblige le président à commander les banderilles de feu, à faire abandon du taureau à l’espada qui s’est surpassée, quelquefois même il gracie l’animal. Ce sont des cas fort rares, mais il y a des exemples. J’ai vu, dans le couloir d’un établissement de combats de coqs, rue de l’Inquisition, à Séville, la tête empaillée d’un taureau, avec cette inscription : « Zapatero, six ans, de la ganaderia de D. Ramon Balmaceda, a lutté sur la plaza de Puerto Santa Maria, en 1859 : 24 coups de pique reçus, 9 chevaux tués, espada Antonio Sanchez (el Tato). Le public

  1. On peut s’en convaincre en lisant quelque traité spécial, par exemple le Manuel de Tauromachie de Sanchez Lozano, traduit par M. Aurélien de Courson. 1 volume ; Paris, 1894, Sauvaitre.