Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/555

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le soir de ce même jour, qui fut vraiment un beau dimanche, une surprise nous attendait, un spectacle d’une élégance rare et parfaite. Dans le salon d’un Français, M. de C…, trois jeunes filles de la société de Séville avaient bien voulu accepter de danser et de chanter devant nous les danses andalouses. Ce que j’avais vu jusque-là, soit au café de la Pez à Madrid, soit à Séville même, dans la fameuse rue de 'Las Sierpes, ne m’avait donné aucune idée de ce que je vis ce soir-là.

Mlles Elena et Pépita S., et Adelina B… étaient toutes trois jolies. Elles avaient apporté chacune trois sortes de mantilles, qu’elles excellaient à poser sur leurs cheveux sombres ou blonds relevés en pointe : la mantille noire, la mantille blanche et celle appelée madroñp, du nom de l’arbousier, parce qu’elle a de gros pois pelucheux.

Mlle Elena, en robe de soie bleue, toute petite personne aux grands yeux noirs, jouait de la guitare et chantait. Elle chantait, et aussitôt son visage très rieur prenait une expression douloureuse qui faisait plaisir à voir, car on sentait cette mélancolie passagère, et derrière on devinait le rire de la jeunesse tout prêt à reparaître. Les vers qu’elle disait étaient d’une tristesse amoureuse, comme la plupart des chansons méridionales, par exemple ces deux couplets d’un malagueña : « Depuis qu’une heure a sonné — à cette cloche au son plaintif, — jusqu’à deux heures j’ai songé, — à l’amour que tu prétends pour moi, — et trois heures m’ont trouvé pleurant. » « Le monde qui me voit rire, — pense que je ne t’aime pas. — Il ignore que pour toi — je soutire tout ce qu’on peut souffrir, — et qu’il me faut dissimuler. » Elle disait encore ce joli quatrain d’une petenera : « Ni avec toi, ni sans toi, — mes maux n’ont de remède ; — avec toi parce que tu me tues, — et sans toi parce que j’en meurs. »

Pendant qu’elle chantait ainsi, s’accompagnant de la guitare, sa sœur, Mlle Pepita, en bleu et noir, et Mlle Adelina B…, élancée, blonde, souveraine d’élégance, serrée dans un fourreau de soie jaune, dansaient et marquaient la mesure du claquement de leurs castagnettes. Les invités, suivant la mode sévillane, battaient des mains. Entraînées, excitées par ce rythme de plus en plus pressé, les danseuses combinaient des pas, des gestes, des œillades d’un art savant et rapide. Elles s’approchaient l’une de l’autre, s’éloignaient, revenaient, renversaient la tête, se jetaient un regard chargé de langueur ou de défi, s’écartaient de nouveau, puis, la jambe tendue en avant, la taille cambrée, sur un coup de castagnette, s’arrêtaient dans une pose dédaigneuse, prolongée quelques secondes. Par elles, et pour la première fois, je