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affreuse. Ils se sauvent dès qu’ils aperçoivent un cheval ; ils refusent la lutte, et l’on voit une sorte de poursuite ridicule autour de l’arène : les picadors, puis les espadas cherchent à rejoindre l’animal et n’y parviennent pas. Enfin, lorsque, de fatigue, la pauvre bête s’est arrêtée, le torero la manque invariablement, et, à chaque coup d’épée, elle repart, beuglante. Le public est vite las de ces maladresses successives, et siffle furieusement. Après le quatrième taureau, le tapage devient tel que les professionnels commencent à quitter l’arène. Plus de banderilleros, plus de picadors. Un gamin de douze ans saute par-dessus les barrières, se jette à genoux, tragiquement, devant la loge du président, et demande par gestes qu’on lui accorde la faveur de tuer le cinquième taureau, à la place de ces faux artistes qui se dérobent. Le président refuse. L’enfant insiste. Pendant cette scène, un grand Andalou, maigre et rasé, s’en va sournoisement poser, derrière l’unique torero demeuré dans la plaza, un petit joujou fabriqué avec une courge figurant le corps du taureau et des baguettes de bois représentant les quatre pattes. Deux cigares font les deux cornes. La foule éclate de rire. La pauvre espada menace l’insolent d’un coup de rapière, et se retire. Le cirque est abandonné par toute la cuadrilla. C’est le signal d’une scène curieuse. L’enfant s’est mis debout. Il restera, malgré l’ordre du président, s’exposant ainsi à la prison. Deux camarades, puis dix, vingt, cinquante, sautent les barrières et courent le rejoindre. Le cinquième taureau se lance au milieu de cette bande de jeunes gens dont l’aîné n’a pas vingt ans, et qui, enlevant leurs vestes, s’en servent comme de manteaux pour écarter l’animal. En cinq minutes, la bête poursuivie, tirée par la queue, empoignée par les cornes, tombe à terre pour ne plus se relever. Quelqu’un m’explique qu’elle a été tuée, par ordre du président, d’un coup de ce fameux poignard triangulaire dont j’ai parlé. Puis le toril s’ouvre de nouveau, car une course, sous aucun prétexte, ne saurait être interrompue, et le dernier taureau se précipite, non plus au milieu de cinquante enfans, mais au milieu de trois cents personnes qui ont envahi la plaza, et dont une vingtaine, par bravade, se sont couchées à l’entrée même du couloir. Cette fois, il va sûrement y avoir mort d’homme. Eh bien ! non, tous les coups de cornes sont évités, personne ne tombe. Quelqu’un saute sur le dos du taureau, et après une minute de galop, la bête roule à terre.

Si les courses d’Espagne ressemblaient à celle-là, elles n’auraient guère de défenseurs. Ce n’est plus un jeu solennel et noble, c’est une boucherie répugnante et une école de cruauté dangereuse.