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se laissent emporter au bout de la corde, ils sont enlevés comme des plumes ; ils posent le pied sur trois petites pédales superposées, piquées dans l’angle de la muraille, le long de l’ouverture béante ; ils montent jusqu’à la cloche ; ils n’ont plus qu’un mètre de corde entre les mains : alors, ils se lancent dans l’espace, leur poids arrête la masse de bronze, la fait tourner en sens contraire, et ils retombent sur le sol, tandis que la corde se dégage, puis s’enroule de nouveau. Quelques-uns, d’une plus superbe audace, font encore mieux. Ils sont emportés verticalement, jusqu’au sommet de la fenêtre où tourne la cloche, et, au moment où celle-ci revient du dehors, toute frémissante, ils ouvrent les jambes, ils se campent à cheval sur le calice évasé du métal, brisent ainsi son élan, et redescendent en la faisant retourner sur elle-même. C’est un spectacle tragique. On se dit qu’il suffirait qu’un de ces hommes fût trop peu lourd, ou qu’il manquât d’enfourcher cette monture terrible, pour que, entraîné par elle, il fût précipité au dehors d’une hauteur vertigineuse. La chose est arrivée. On m’a conté qu’il y a huit ans, un enfant de quatorze à quinze ans, sonneur d’une église de Séville, passa par-dessus sa cloche et fut lancé dans le vide. Il tomba… mais, admirez cette Providence, il tomba sur la grosse caisse d’une musique qui défilait processionnellement. Un ex-voto rappelle encore ce fait prodigieux. Je ne garantis pas l’authenticité de l’histoire. Afin de la rendre plus vraisemblable, celui qui me la disait ajoutait que la grosse caisse avait beaucoup souffert.

Pour trois heures de l’après-midi, les affiches posées sur les murs annonçaient une course de novillos. Ce n’est pas aussi imposant qu’une course de taureaux, mais je m’y rendis tout de même. Les arènes de Séville sont parmi les plus belles d’Espagne, construites au bord du Guadalquivir, en pleine ville : je voulais les voir, et voir surtout le public de cette course toute populaire.

Il est moins coloré que ne le proclament les livres romantiques et les estampes. Peu de mantilles, peu de cigarières évanouies tombant sur leurs voisines, pas de robes couleur d’orange mûre, mais une foule étoilée de plus de points éclatans que dans nos pays, plus nerveuse, qui se mêle intimement au drame du cirque et conseille les toreros. Ceux-ci sont de simples apprentis, vêtus de costumes fanés. Le bétail est de second ordre également : de jeunes taureaux de deux ans, qui arrivent furieusement, chargent un cheval ou deux, frémissent sous la piqûre de la lance du picador, et n’y reviennent plus. A la troisième blessure que les cavaliers leur ont faite, ils ont une peur