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engouffre, sautant de peur les uns par-dessus les autres et galopant à toutes jambes. C’est un grouillement de cous, de têtes, de croupes velues, qui heurte la grille et se répand dans l’allée couverte. En un clin d’œil, une vingtaine de jeunes bouchers, qui tiennent à la main une corde roulée, se sont postés au pied de chacun des piliers. Ils attendent au passage le bétail affolé, choisissent leur victime dans le tas, jettent le nœud coulant sur les cornes, tirent la corde et l’accrochent, soit à l’anneau de fer, soit au poteau de bois : une vache, un bœuf, un taureau, est ainsi arrêté et immobilisé au milieu du torrent de bêtes beuglantes qui continuent leur course. Alors, d’autres hommes, presque des enfans, découplés et agiles comme tous les Andalous, se faufilant parmi le troupeau, évitant je ne sais comment les coups de cornes et de pieds, s’approchent des animaux prisonniers, et, par derrière, d’un coup rapide, enfoncent dans la nuque un poignard triangulaire. Ce n’est qu’un geste. On n’entend pas une plainte, on ne voit pas une goutte de sang. La bête tombe, inerte, et la peau de son poitrail, qu’une piqûre de mouche, tout à l’heure, faisait plisser tout entière, n’a pas même un tressaillement. En dix minutes, j’ai compté soixante-dix-huit bêtes gisant sur le sol du cloître. Cependant, deux grands bœufs, l’un noir et l’autre roux, restaient vivans dans ce lieu de carnage. Ils levaient la tête très haut, comme s’ils comprenaient le danger. Le roux fut garrotté plus étroitement, et, bien qu’il se débattît, tomba sous le poignard. Le bœuf noir demeura seul debout. Les cordes n’avaient pas la force de plier sa belle tête nerveuse et irritée. Les bouchers les plus grands n’arrivaient pas à la hauteur de son échine. Il fallut le prendre par surprise. Ses yeux se dirigèrent un moment vers son camarade mort à ses pieds, il baissa la tête de lui-même pour le flairer, et à l’instant même le bruit mou de sa chair affaissée, roulant sur la terre, éveilla un dernier écho entre les murs de cette cour sinistre.

J’avais besoin de retrouver l’air libre et des visions plus gaies. Mon ami me ramena vers le vaste champ d’herbe, que divisent de larges allées plantées d’arbres, et qui se nomme le prado San Sébastian, tout à côté de la manufacture de tabac. En cet endroit se tient, les 18, 19 et 20 avril, la foire aux bestiaux, qui n’est pas une simple exposition de moutons, de chevaux, de bœufs, de mules et de porcs, mais, de plus, l’occasion de la fête la plus populaire et la plus drôle de Séville. Manquer la feria, aucun malheur n’est comparable à celui-là. Pour briller à la feria, on fait des économies toute l’année. Les jeunes filles et les jeunes femmes y montreront les toilettes nouvelles. Les jeunes gens y