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leur veste, ou même avec la chemise qu’ils ont quittée. L’espada se tient en arrière, très digne, avec son épée de bois, et sacrifie la bête féroce au moment voulu, d’un coup magistral entre les deux épaules. Voilà la première école des toreros, et l’une des explications de la passion des Espagnols pour les courses : elle est née avec eux, elle a déjà sa très grande place dans leurs jeux d’écoliers.

Après cela, une nouvelle académie s’ouvrira pour eux. Nous en sommes tout près. C’est une dépendance de l’abattoir municipal. Là, dans un cirque de planches, orné d’une inscription sur la rue : Escudo, taurina, les jeunes amateurs peuvent s’instruire, chaque matin, pendant plusieurs mois, dans le plus noble et le plus lucratif des arts. Les veaux d’un an ou deux, les novillos destinés à la boucherie leur sont livrés, et un professeur, qui est, je crois, une espada malheureuse, leur apprend les secrets du métier : « Prends garde ! celui-ci a l’œil gauche mauvais, il donne de la tête à droite ; celui-là est un brave animal, tout franc, n’hésite pas ; cet autre a les deux pieds de devant fixes, le mufle bas, le défaut de l’épaule bien découvert, c’est le moment de frapper ! » Mon ami me raconte que, l’hiver dernier, le professeur daigna lui dire : « Vous êtes un homme sympathique, monsieur, je sais que vous faites partie du cercle des Taureaux ; s’il vous plaît de tuer, de temps en temps, un jeune veau, avant le déjeuner, nous sommes tout disposés à vous en offrir le moyen. » La proposition était bien engageante. Mon ami remercia, et s’excusa sur ses nombreuses affaires.

De là, nous pénétrons dans l’abattoir proprement dit. C’est une vaste cour carrée, entourée de cloîtres. Les curieux sont arrêtés par une grille qui ferme une des ailes de ce cloître. Il y a là une vingtaine de personnes, arrivées avant nous, et dont la présence annonce qu’un spectacle quelconque se prépare. Je devine trop bien lequel. Je reste, malgré l’instinctif frémissement que donne un pareil soupçon. Rien autre chose pourtant ne présage une tuerie. Pas un homme ne se montre sous les arches de pierre, que chauffe le soleil ardent de dix heures du matin. Je remarque seulement qu’à chacun des piliers, à la hauteur d’un mètre cinquante environ, est scellé un gros anneau de fer, et qu’au milieu du cloître qui fuit devant nous, des poteaux de bois se dressent, de distance en distance. Quelques minutes s’écoulent. Puis un grand bruit de piétinemens, de beuglemens de bêtes et de cris d’hommes retentit. A travers la cour, un troupeau de quatre-vingts animaux, fouettés, dirigés à coups de lanières, se précipite vers l’entrée du cloître et s’y