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la colline, à l’est, mais le soleil est si éclatant que la mer tout en feu nous cache presque la ville dans une gloire de rayons. Je distingue seulement les longues barques sorties du port, arrivant à force de rames vers nous, qui sommes ancrés à deux kilomètres du rivage. Elles sont une vingtaine, montées chacune par une douzaine d’Arabes ou de nègres. En peu de temps, elles accostent le vapeur, chacune cherchant à écarter les autres et à pousser sa proue au bas de la coupée. Une bande de portefaix en burnous lamentables, coiffés de turbans ou de fez, se bousculant, criant, se rue à l’assaut du navire. Ils ont des airs terribles et des allures de pillards. Ils s’accrochent aux hublots, ils saisissent un bout de corde qui pend, et grimpent, les orteils appuyés sur la paroi de fer. Sans escalier, sans échelle, je ne sais comment, ils envahissent le pont, se précipitent sur les bâches, se battent dans le salon des premières, n’écoutent rien, et emportent les valises comme un butin de razzia. Dans ce brouhaha, j’entends crier mon nom.

— Me voici !

C’est un guide qu’a bien voulu m’envoyer M. le ministre de France. Je lui fais signe. Alors, furieusement, avec des hurlemens en arabe, des coups de rame, des coups de poing, l’équipage, investi de ma confiance, s’ouvre une trouée parmi les barques qui dansent sur la lame, prend d’assaut l’escalier, refoule une section de nègres qui se disputaient mon bagage. Au moment où je me prépare à descendre, un grand diable aux jambes nues me saisit à bras-le-corps, m’épargne violemment trois marches, et saute avec moi dans la barque, qui s’éloigne dans un diminuendo d’imprécations.

— Souquez ferme, fils d’Allah !

Ce doit être le sens des paroles de mon gros petit guide, qui font filer le bateau sur la mer libre. Bientôt je vois mieux la ville. Elle monte en pente raide, depuis une plage brune jusqu’au palais du gouverneur qui couvre le faîte de la colline ; elle est pressée, tassée, masse de cubes superposés, blanche, sans coupure, où pointent cinq ou six palmiers et autant de minarets vêtus de faïences vertes. Elle est petite dans la colline étendue. Elle me rappelle ces châteaux d’écume, assemblés par le vent le long d’une roche goémonneuse.

Nous débarquons. Au bout de la jetée minuscule, sur le sable humide, à l’ombre d’une cabane, six personnages à grandes barbes sont assis en cercle, Je les prends pour des patriarches en conseil. Leurs tuniques ont des plis antiques et leurs visages l’immobilité des eaux de citerne. Mon guide s’adresse à la belle