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le réduire à la soumission. » Il avait autour de lui des serviteurs qui lui obéissaient aveuglément, exécuteurs empressés de toutes ses volontés, lesquels se hâteraient de se conformer à ses ordres, quels qu’ils fussent, sans s’enquérir de l’état mental de leur maître. On pouvait donc tout redouter, et l’anxiété était vive parmi les agens étrangers, les angoisses plus vives encore chez les hauts fonctionnaires. La colonie européenne s’alarmait de son côté, appréhendant des désordres populaires, comme si elle eût eu le pressentiment des désastres qu’elle a subis plus tard, lors de l’incendie d’Alexandrie.

On apprit bientôt qu’en arrivant au Caire, le vice-roi s’était enfermé dans son palais de Choubra, situé à une petite distance de la ville, exigeant le silence autour de lui et n’admettant personne en sa présence. Le calme et la retraite lui rendirent l’usage de ses esprits. Quelques jours après on sut, en effet, qu’il avait reparu à la citadelle, sa demeure officielle, qu’il avait repris ses habitudes et ses réceptions, qu’il se faisait rendre compte, dans un complet apaisement, de toute chose, comme s’il ne restait, dans sa mémoire, aucune trace de ses égaremens. Il n’avait pas tout oublié cependant : en se montrant doux et clément, il infligea, pour qu’il fût acquis qu’eux seuls avaient des torts à se reprocher, aux plus hauts fonctionnaires un châtiment, purement pécuniaire d’ailleurs, en ordonnant qu’il serait exercé une retenue sur leurs émolumens, sans en excepter ceux d’Ibrahim-Pacha. Cette mesure n’était pas propre à restaurer ses tinances, mais le vieux pacha jugea qu’elle y aiderait. Ainsi se termina cette étrange aventure, qui jeta une profonde panique dans tout le pays. Trois années s’écoulèrent sans que l’affection, qui s’était manifestée si violemment, troublât de nouveau l’intelligence du vice-roi, qui devait cependant être vaincue et succomber définitivement. Elle parut même, la crise finie, n’en avoir éprouvé aucun affaiblissement. On crut constater que le pacha en avait retenu comme une sorte d’avertissement qu’il mit à profil. Il se montra plus sobre de résolutions hâtives et imprudentes. Il fit de louables efforts pour rétablir un ordre relatif dans ses finances, sans abandonner toutefois aucun de ses projets. Les travaux du barrage furent continués, mais sans être poussés fiévreusement comme à l’origine.

M. de La Valette le soutenait, en le pressant de hâter le pas dans cette voie, nouvelle, qu’il lui avait signalée jusque-là avec plus de constance que de succès. Le pacha accueillait ses avis avec une déférence pleine de bonne grâce. Il a même pris, sur la suggestion de notre représentant, plusieurs mesures utiles, et leurs rapports s’étaient ainsi rétablis sur le pied de la plus parfaite cordialité.