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V

Mais s’il renonçait à s’engager dans une entreprise qui le séduisait et qu’il aurait poursuivie si elle ne lui était apparue comme un sujet de périls certains pour sa dynastie, Mehemet-Ali n’abandonnait pas son dessein de consacrer ses dernières années à élever un monument utile au pays, utile à sa renommée. Il résolut de barrer le Nil au sommet du Delta afin qu’on pût arroser cette vaste province abondamment et dans toutes les saisons. Aux premières objections qu’on lui présenta en lui signalant les difficultés de l’œuvre : « C’est un duel, répondit-il, entre le grand fleuve et moi, et j’en sortirai victorieux. » Il confia l’exécution de ce travail gigantesque à un ingénieur français, M. Mougel, qui, mis à sa disposition par notre gouvernement. venait d’achever, avec un plein succès, la construction d’un bassin de carénage à Alexandrie malgré les obstacles présentés par la nature du sol sous-marin, jugés, avant lui, insurmontables. Le barrage du Nil exigeait des dépenses considérables. Avec son ardeur habituelle, et dans sa hâte de le voir achevé avant la fin de ses jours, qu’il prévoyait prochaine, le pacha les autorisa sans mesure, sans prévoyance. Le trésor ne put y pourvoir sans préjudice pour les différens services publics, sans se trouver en présence des plus graves embarras. Déjà la troupe et les fonctionnaires ne touchaient plus qu’après de longs retards, celle-là sa solde, ceux-ci leur traitement. Bientôt d’autres besoins non moins impérieux restèrent en souffrance. Le vice-roi s’alarma lui-même de cette situation, et il enjoignit aux ministres de se réunir sous la présidence d’Ibrahim-Pacha, son fils aîné, le vainqueur de Nezib, pour examiner soigneusement cet état de choses et lui soumettre, dans un rapport, le résultat de leurs investigations. Il fut obéi et on lui exposa, avec une entière franchise, la vérité tout entière sans aucun déguisement. Le rapport établissait, dans ses conclusions, à l’aide de chiffres comparés, que les dépenses faites et celles qui étaient en cours d’exécution constituaient des charges auxquelles le trésor était dans l’impossibilité absolue de pourvoir, à moins d’ajourner la plupart des paiemens inscrits au compte de l’Etat pour les services ordinaires, suspension qui lui créerait des difficultés inextricables de tout ordre.

Cette révélation fit éclater le premier désordre bien caractérisé qui troubla les facultés de Mehemet-Ali. M. de La Valette en instruisit son gouvernement par une dépêche du 27 juillet 1844 : « Le vice-roi, écrivait-il, est parti ce matin pour le Caire. Cette