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intéressé, et je ne pouvais désirer un gage plus certain du châtiment que je poursuivais.

L’événement justifia mes prévisions. Dans la soirée, la police connaissait la retraite où le crime avait été commis ; dans la nuit elle arrêtait le meurtrier qui, par ses aveux, reconstitua lui-même les phases successives de son crime. On entendit le lendemain quelques témoins en présence d’un fonctionnaire du consulat général que j’avais délégué à cet effet, et l’instruction fui close. Le jour suivant, le préfet de police, ordonnateur des mesures à prendre en pareil cas, vint m’annoncer que l’exécution aurait lieu dans la journée, et me consulter sur le point de la ville où il conviendrait d’y procéder pour que le spectacle produisît tout son effet sur l’esprit des indigènes et fut une garantie de sécurité pour les étrangers. Il m’offrit même de choisir, pour gibet, le balcon de l’hôtel consulaire à la grille duquel le supplicié aurait été suspendu pendant trois jours afin de mieux impressionner la population. Je n’ai pas besoin de dire que je déclinai une si étrange proposition : je me bornai à lui répondre que je n’avais aucun avis à lui donner pourvu que le criminel fût exécuté sur une place publique non loin du quartier Franc.

Le hasard me mit sur le passage du condamné au moment où on le conduisait au supplice. C’était un homme jeune encore, de haute taille, d’une figure énergique. Il marchait fort paisiblement, libre de tout lien, sa tunique jetée sur une épaule, sa pipe à la bouche, sans nul appareil militaire, suivi seulement et non entouré de l’exécuteur et de quelques agens de police qui causaient distraitement entre eux. Si on ne m’avait pas averti, je ne me serais certes pas douté que cet homme, peu d’instans après, passerait de vie à trépas. Depuis son arrestation, il n’avait cessé de montrer la même quiétude. « Allah, avait-il dit, veut que je sois mis à mort par la pendaison, et pour qu’il en soit ainsi il m’a suggéré d’assassiner un chrétien. » Imbu, comme tous ses coreligionnaires, de la doctrine fataliste, il n’a cessé d’envisager la mort avec un calme qui ne s’est pas démenti un instant.

J’ai retenu ces deux incidens parce qu’ils contribueront à jeter quelque jour sur le caractère de Mehemet-Ali et qu’ils permettront d’en apprécier les traits les plus saillans. lis autorisent en effet à penser que, s’il était jaloux de son autorité, souvent défiant, constamment sur ses gardes contre les haines qu’il avait éveillées à Constantinople, et qui se répercutaient ailleurs, il était également cordial et bienveillant, quelquefois jusqu’à la faiblesse et au détriment de l’intérêt public. Il vivait à Alexandrie entouré de négocians européens ; on s’entretenait