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N’est-ce pas, au contraire, un sentiment plus pur, sans aucun doute, plus noble, plus relevé, mais cependant du même ordre que l’amour humain? Assurément, un vrai prêtre ne reculera, pour sauver une âme, devant aucune démarche, devant aucun péril ; il ira porter les sacremens à un malade dans un hôpital de pestiférés, et l’absolution à un mourant sur le champ de bataille. Cela, c’est le devoir. Mais l’intelligence des besoins d’un cœur, la participation aux souffrances qu’il éprouve, la divination des remèdes dont il a besoin, l’intime association à toutes les luttes qu’il engage, la joie de ses triomphes, la tristesse et presque l’humiliation de ses défaites, cela, c’est autre chose. C’est l’amour; et Lacordaire lui-même l’a écrit : « Il n’y a pas deux amours; l’amour du ciel et celui de la terre sont le même, excepté que l’amour du ciel est infini. »

Je crois ne rien avancer de profane ni d’irrespectueux, en disant que tous les grands pasteurs d’âmes, dont s’honore l’Eglise catholique, n’ont, à leur suite, entraîné tant de cœurs vers Dieu que par leur puissante faculté d’aimer. C’est une erreur de croire que les austères obligations du sacerdoce détruisent cette faculté chez le prêtre. Elles ne font que la transformer, en la dégageant des sentimens moins purs qui troublent le commun des hommes ; mais peut-être que, par cela même, elles la fortifient et la rendent plus durable, comme l’amputation des branches parasites ajoute à la vigueur du tronc. C’est encore Lacordaire qui va nous dire, en termes pleins de délicatesse, comment cette transformation s’opère : « Il serait singulier que le christianisme, fondé à la fois sur l’amour de Dieu et des hommes, n’aboutît qu’à la sécheresse de l’âme à l’égard de tout ce qui n’est pas Dieu. Seulement, il y a souvent de la passion dans les amitiés, et c’est ce qui les rend dangereuses et dommageables. La passion trouble à la fois les sens et la raison, et, trop souvent même, elle aboutit au mal, au péché. Ce qui ruine l’amour, c’est l’égoïsme, ce n’est pas l’amour de Dieu, et il n’y eut jamais sur la terre d’ardeurs plus durables, plus pures, plus tendres que celles auxquelles les saints livraient leur cœur, à la fois dépouillé et rempli, dépouillé d’eux-mêmes et rempli de Dieu. »

Sans y penser, sans doute, Lacordaire a retracé dans ces lignes l’histoire de sa vie morale. Son cœur dépouillé a été rempli de saintes amitiés ; mais avant de le remplir, il avait commencé par le dépouiller. Il était né, en effet, avec une nature ardente et rêveuse. Ses lettres de jeune homme nous le montrent en proie aux inquiétudes et aux mélancolies de son âge. Ce qui l’agite, c’est l’inconnu de sa destinée. A certains jours il rêvait la gloire;