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indiquer, de mon mieux, les grandes lignes[1]. Chacun connaît d’ailleurs l’œuvre de Mehemet-Ali par les fruits qu’elle a portés. Avant lui, l’Égypte était la proie d’une féodalité inculte et sanguinaire, réfractaire à toute civilisation, à tout contact avec l’Europe. Lui venu, et maître de cette contrée si favorisée par la nature, elle fut ouverte à toutes les améliorations économiques, elle fut initiée à la culture de l’esprit. Quiconque y met le pied aujourd’hui se trouve en un pays opulent, exportant ses produits sur tous les marchés de l’Europe, semé d’écoles de tous les degrés, et ce qui dit tout et fait rêver quand on se reporte à la domination des mamelouks, il s’y publie des journaux en plusieurs langues, en arabe surtout, officieux et opposans. Voilà, en dix lignes, ce que Mehemet-Ali a fait, non sans employer, il faut en convenir, les moyens rigoureux usités par ses prédécesseurs, lesquels toutefois stérilisaient, par leurs rapines, cet heureux pays, tandis qu’il l’a doté de tous les avantages acquis aux peuples mûris par un labeur plusieurs fois séculaire. Voilà ce que raconteront les futurs historiens ; voilà la tâche qu’il a accomplie. Je n’entends pas ici suivre et apprécier le réformateur. Je me propose uniquement, en recueillant mes souvenirs, en évoquant des faits isolés, de tracer quelques-uns des traits particuliers de son caractère, indications qui ne seront peut-être pas superflues pour fixer la vérité historique.


I

Mehemet-Ali est né à La Cavalla, bourgade ignorée, assise au fond du golfe de Salonique. Issu d’une modeste famille turque, de celles qui, répandues en Roumélie, vivaient de la guerre, il s’engagea, dès sa première jeunesse, dans une troupe d’irréguliers, sorte de bachi-bouzouks levés par le sultan pour aller combattre notre expédition en Égypte.

De ses premières rencontres avec nos troupes, il garda un souvenir ineffaçable. Esprit fin, observateur judicieux, il fut frappé des avantages que la discipline garantit aux armées organisées. Il en fit son profit dès que les circonstances le lui permirent. Bonaparte lui était resté présent à la mémoire, dans un éclat fulgurant, comme le dieu des batailles, forçant la victoire partout où il paraissait. Il n’a pas connu Napoléon ; le grand empereur était toujours, pour lui, le Bonaparte dont les exploits avaient gravé des traces profondes dans son imagination ; il ne le

  1. Voir la Question d’Égypte, dans la Revue du 1er et du 15 novembre 1891.