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appartenu. Auprès des grands il garde une réserve qui n’est pas de l’humilité. Ce sont des nuances où il faut bien de la délicatesse. Par cette prudence et à force de bon goût il a désarmé jusqu’à Saint-Simon : « Il n’oublia jamais ce qu’il avait été, remarque l’enragé duc et pair, et ne se méconnut jamais, quoique mêlé à la plus illustre compagnie. » Il ajoute : « Ce qui est prodigieux, c’est qu’il avait secrètement épousé une des trois sœurs de M. de La Rochefoucauld; il était continuellement chez elle à l’hôtel de La Rochefoucauld, mais toujours et avec elle-même en ancien domestique de la maison. » C’est par là que Gourville se fit pardonner ses fautes et même son bonheur.

Toutefois le rôle de Gourville resterait insuffisamment expliqué s’il n’avait commencé vers ce temps de se faire dans la société des changemens considérables et dont cette fortune même est l’un des signes. Ce sont les premiers craquemens d’un édifice déjà condamné. Dans l’Église, dans l’armée, dans la finance, on n’en est plus à compter les parvenus. Le ministère est rempli d’hommes de rien ; c’est le scandale de ce règne de « vile bourgeoisie ». A Colbert sorti de la boutique d’un marchand, fut près de succéder Jean Hérauld, sorti d’une antichambre. Si Gourville n’eut pas la charge de contrôleur, c’est surtout qu’il ne le voulut pas et ne fit rien pour l’avoir. Il le dit, et nous sommes prêts à l’en croire. Il était admirable pour se connaître lui-même et apercevoir les lacunes de son génie. Or il manquait d’idées générales, et n’était pas né pour tenir les premiers rôles dans l’État. Laissez quelques années se passer, quelques préjugés tomber, quelques barrières s’abaisser, et donnez à Gourville plus d’envergure : le voici premier ministre et cardinal, prince de l’Église et maître tout-puissant du royaume : c’est Dubois. A la fortune de Dubois répond celle d’Alberoni. Et c’est un spectacle qui ne manque pas de saveur, que de voir à la tête de deux pays de vieille aristocratie, où subsistait tout entière l’ancienne hiérarchie sociale, rivaliser d’intrigue et de génie le fils de l’apothicaire de Brive-la-Gaillarde avec le fils du jardinier de Plaisance. La noblesse eut beau se dépiter contre eux et s’indigner, elle dut se restreindre à se venger comme elle put, — en les calomniant.

Ces nouveautés devenaient si frappantes qu’il fallut bien que la littérature s’en aperçût. Déjà les Caractères sont tout remplis du tapage que font ces fortunes subites. Tout un chapitre, celui des Biens de fortune, est consacré à décrire les effets merveilleux de la spéculation et du jeu. On y voit les « partisans » désignés au mépris et à la haine. On y rencontre un Sosie qui de la livrée a passé par une petite recette à une sous-ferme, s’est élevé par les concussions, est devenu noble et même homme de bien; et ce Sosie-là ressemble furieusement à certain personnage de notre connaissance. La Bruyère est impitoyable pour ces « âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu. » Il a