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dans la nouvelle édition, qu’ils ne méritaient pas ce dédain et qu’ils sont dignes de l’attention qui ne va pas manquer de leur revenir.

Ces mémoires sont tout à fait agréables à lire. Non certes que Gourville soit un écrivain; mais il n’y prétend pas. Son éducation littéraire n’avait pas été poussée très loin : « Ma mère, après la mort de mon père, me fit apprendre à écrire et me mit en pension chez un procureur à Angoulême à l’âge de dix-sept ans, où je ne demeurai au plus que six mois. » Ce fut tout. Par la suite Gourville mena une vie suffisamment occupée : il ne lui resta pas de temps à dépenser pour les belles-lettres. Aussi, très persuadé de son ignorance, (ne soigne-t-il pas son style. Il lui suffit de se faire aisément entendre. Les contemporains admiraient le naturel de sa narration. Nous en goûtons vivement la clarté. C’est que Gourville écrit dans la meilleure époque de la langue française; c’est ensuite qu’il a dans l’esprit une précision singulière, augmentée encore par la continuelle pratique des affaires, et c’est qu’il est doué d’une mémoire surprenante. A soixante-dix-huit ans, relevant à peine d’une attaque d’apoplexie, il ne se trompe ni sur les faits ni sur leurs dates, n’embrouille ni les événemens ni leurs causes, et ne commet que des omissions volontaires. — Il écrit pour sa satisfaction particulière, afin que cela l’amuse. Il est forcé au repos, par suite d’une maladie qui lui est venue « pour s’être frotté du talon gauche au-dessus de la cheville du pied droit ». Il prend plaisir à revivre les aventures du temps où il pouvait se servir de ses jambes et où il s’en servait avec une agilité remarquable pour grimper aux plus hauts degrés de la fortune. Et il a beau ne nous conter d’autre histoire que la sienne, comme il a vu beaucoup de choses et connu beaucoup de gens, la physionomie de son temps s’y reflète assez bien. Surtout ce qui fait le charme de cette autobiographie, c’en est l’accent de sincérité. Gourville n’a pas de parti pris. Il est heureux, condition essentielle pour être impartial. Il est content de soi : il n’a donc contre les autres ni haine, ni même de rancune. Il doit trop à la vie pour en noircir le tableau, et il connaît trop bien le cœur des hommes pour en présenter une image embellie. Il n’a pas de vanité. Il ne se compose pas une attitude. Il ne pallie pas ses fautes. Il confesse des tours pendables avec une franchise qui est non du cynisme, mais l’insouciance d’un homme resté toujours parfaitement étranger à la distinction du bien et du mal. On se sent en confiance avec lui. On a pour sûre garantie son absence complète de sens moral. — Les mémoires de Gourville sont les « mémoires d’un parvenu ». Il est toujours intéressant de voir comment un homme, à force de bonne volonté et de persévérance dans l’intrigue, a su réparer l’injustice de la destinée. Mais en outre un pareil récit a une portée plus générale qu’on ne serait d’abord tenté de croire. Car beaucoup de choses ont pu changer depuis le XVIIe siècle ; tout de même ne nous en laissons pas imposer par le