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le livre de M. Balfour, ceux qu’on a le plus admirés : mais ils me paraissent valoir surtout par l’agrément du style, par la verve sans cesse renouvelée des images, par cet air de raillerie et de détachement qui constitue le ton particulier de M. Balfour dans la discussion philosophique. Le chapitre qui traite de l’esthétique, en particulier, contient des digressions sur l’histoire de la musique, sur l’éducation musicale du public anglais, qui mériteraient à elles seules de tirer hors de pair le livre où elles se trouvent. Mais elles ne s’y trouvent vraiment que par manière de hors-d’œuvre : et il faut bien reconnaître que, pour le fond des idées, M. Balfour ne dit rien, dans ces premiers chapitres, qu’on n’ait dit déjà maintes fois avant lui. Les objections qu’il tire, contre le naturalisme, de ses conséquences pratiques, sont les mêmes qu’en tiraient déjà, au collège, nos professeurs de philosophie.

Aussi bien M. Balfour est-il trop métaphysicien pour juger d’un système sur ses conséquences pratiques; et il nous le fait bien voir aux chapitres suivans. Ce n’est plus cette fois aux conséquences du naturalisme qu’il s’en prend, mais à son principe même. En quelques pages d’une originalité et d’une pénétration singulières, il s’efforce de démontrer l’inanité radicale d’une doctrine qui ne veut reposer que sur l’expérience scientifique. Non seulement toute expérience vraiment « scientifique » est à jamais impossible ; non seulement il est certain que nos sens nous trompent, et que toute science fondée sur eux se condamne à n’être qu’erreur ; mais il n’y a point de trace dans la nature de cette soi-disant fixité que la science prétend y avoir trouvée. « Bien loin d’affirmer, si on la réduit à elle-même, l’existence d’un monde où toutes choses petites et grandes se reproduisent toujours suivant un ordre invariable, notre expérience quotidienne nous affirme absolument le contraire. Certes il y a des régions de l’expérience où cette régularité nous apparaît : ainsi le jour succède toujours à la nuit, l’automne à l’été ; mais même dans les faits de cet ordre, personne ne serait en droit de conclure de son expérience personnelle à une succession constante et invariable. Et quand nous en venons à des phénomènes plus complexes, ce n’est plus la régularité, c’est l’irrégularité de la nature qui nous frappe, dans notre expérience. Jamais en tout cas cette expérience ne nous permettrait de découvrir, sous la succession des phénomènes, la présence d’une loi... Et si nous croyons fermement à l’existence de lois dans le monde, ce n’est point à cause de notre expérience, mais en quelque sorte malgré elle, et parce que nous apportons à l’interprétation de notre expérience une croyance préconçue dans la loi de Causalité. »

L’idéalisme transcendantal, qui n’admet d’autre réalité que le moi, s’accorderait bien mieux que le naturalisme avec la raison et même avec l’expérience. Mais d’autre part il est impossible, à force même