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si l’univers où nous vivons contient en lui-même son explication, si la raison et la science suffisent à tous les besoins de la vie morale et pratique de l’humanité : car s’il en est ainsi, on comprend que toute théologie soit absolument superflue.

Or toute une école aujourd’hui l’affirme; et c’est à elle que s’en prend M. Balfour, dès les premiers chapitres de son livre. « C’est, dit-il, une école qui m’est infiniment moins sympathique que celle des idéalistes, mais qui, sous des appellations diverses, compte un nombre formidable d’adeptes, et qui seule, en fin de compte, profite de tous les dommages que peut subir la théologie. Agnosticisme, positivisme, empirisme, tous ces mots ont été employés pour désigner la doctrine de cette école : et à tous ces mots je demanderai la permission de substituer celui de naturalisme. Au reste, le nom importe peu : et la doctrine de cette école est aisée à définir. C’est une doctrine suivant laquelle nous pouvons connaître les phénomènes et leurs lois, mais rien d’autre. Qu’il y ait ou non quelque chose d’autre, c’est ce que jamais nous ne pourrons savoir. Et quelle que puisse être la réalité du monde (à supposer que ce mot ne fût pas vide de sens), le monde que nous pouvons connaître, le seul qui existe pour nous, est le monde que nous révèle la perception, et qui forme la matière des sciences naturelles. »

Et M. Balfour, dans l’examen qu’il veut faire de ce naturalisme, commence par l’étude de ses conséquences pratiques, dont la première est, suivant lui, d’enlever toute valeur à la loi morale. « Kant, nous le savons, comparait la loi morale à la voûte étoilée du ciel, et les déclarait toutes deux également sublimes. La doctrine naturaliste la comparerait plutôt à ces organes de défense et d’abri que la nature a disposés sur le dos de certains insectes, et les déclarerait l’une et les autres également ingénieux. Mais comment espérer que la loi morale conserve son prestige aux yeux d’hommes si bien renseignés sur sa généalogie ? » Si nos sentimens moraux résultent simplement de l’évolution, s’ils ne sont que le résidu héréditaire de nécessités anciennes, tout homme raisonnable doit les tenir pour tels, et s’en affranchir dans la mesure du possible. Et si l’homme n’est pas libre, si tous ses actes sont déterminés, c’est l’idée du devoir moral qui perd alors toute signification.

Impuissant à fonder une morale, le naturalisme l’est encore à justifier la présence en nous des sentimens esthétiques. Notre raison même, si l’on admettait cette doctrine, ne serait rien de plus qu’un instrument de défense pratique, dans la lutte pour vivre. Si la raison, en effet, s’est constituée en nous, comme nos autres facultés, sous l’effet de l’évolution, la prétention qu’elle a de connaître et de comprendre est parfaitement insensée...

Mais je crains bien d’enlever à ces premiers chapitres, en les résumant comme je fais, la part principale de leur intérêt. Ce sont, de tout