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philosophique comme par sa naissance, il est le compatriote de John Knox et de David Hume. Mais Écossais ou Anglais, ses livres nous font voir en lui un métaphysicien de race, passionnément épris de pure dialectique. Et il n’est point seul de son espèce, dans son pays. Lui-même se charge de nous apprendre qu’il existe en Angleterre toute une école de métaphysiciens, développant jusqu’à leurs conséquences extrêmes l’idéalisme de Fichte et le panthéisme de Schelling. Aussi bien sommes-nous trop portés à croire, sur la foi des traducteurs, que M. Spencer et les empiristes représentent à eux seuls toute la philosophie anglaise d’aujourd’hui; tandis qu’il n’y a pas de pays en Europe où le culte de l’Absolu se soit plus fidèlement gardé. Les dissertations hégéliennes du professeur Caird, les paradoxes idéalistes de M. T. H. Green, Apparence et Réalité de M. Bradley, maints autres ouvrages de métaphysique transcendante trouvent autant de lecteurs dans le public anglais que les écrits de l’école évolutionniste ; et le nouveau livre de M. Balfour va sans doute en trouver davantage.

C’est que, indépendamment de sa haute portée littéraire et philosophique, ce livre a encore eu la fortune de venir à son heure. Il est apparu au public anglais comme le signal définitif d’une réaction, que depuis quelque temps déjà l’on pouvait pressentir, contre les prétentions exagérées de la science, et l’abus de ce qu’on pourrait nommer l’intellectualisme. On sait qu’une réaction analogue, s’est récemment produite chez nous, comme elle ne peut manquer, j’imagine, de se produire tôt ou tard dans l’Europe entière. Mais elle ne peut manquer non plus de prendre, dans chaque pays, des caractères différens. En Angleterre, elle a commencé par une série de protestations, au nom du bon sens et de l’esprit pratique, contre la théorie du progrès[1]. Des écrivains sortis de camps les plus opposés, — M. Pearson, M. F. Harrison, M. Benjamin Kidd, — ont tour à tour mis en garde leurs compatriotes contre des interprétations par trop optimistes de la doctrine de l’évolution ; ils ont essayé de prouver que les soi-disant progrès de notre civilisation aboutissaient en fin de compte à une diminution du bonheur dans l’humanité ; que sans cesse la vie devenait moins sûre et plus difficile; que l’énergie, la spontanéité, la force de création, le sentiment esthétique, allaient toujours faiblissant.

Et bientôt à ces premiers symptômes d’autres se joignirent. On vit les chefs mêmes du mouvement empiriste s’arrêter dans le développement de leur doctrine, et faire en quelque sorte pénitence publique. On vit M. Huxley, dans ses Conférences d’Oxford de 1893, se séparer nettement de M. Spencer et de son école, pour considérer l’homme non plus comme le dernier produit de l’évolution cosmique, mais

  1. Voyez à ce sujet la Revue du 15 septembre 1893.